Sunday, December 16, 2012

Table des matières


TABLE DES MATIÈRES



"Si les tendances insurrectionnistes ne sont pas nouvelles dans l’histoire du mouvement révolutionnaire, notamment anarchiste, elles semblaient d'autant plus avoir disparu qu'elles n'avaient pas vraiment été réactivées par le dernier assaut révolutionnaire de la fin des années 60. Il faudra en fait attendre le milieu des années 70, et tout particulièrement le mouvement des luttes de 1977 en Italie, pour les voir s'épanouir puis être défaites en même temps que tout le mouvement subversif de l'époque.
Aujourd'hui, dans une période qui paraît sans perspectives révolutionnaires, elles réapparaissent dans un tout autre contexte alors même que l'idée de révolution semble s'être perdue. Elles prennent donc plusieurs formes, de la plus modérée avec l'« insurrection des consciences » de l'Appel des appels, à des formes plus basiques comme dans certaines actions des indignados espagnols ou des Occupy Wall Street américains, ou encore des formes plus radicales quand elles restent inscrites dans une perspective anti-étatique. C'est sur ces dernières que porte cet ouvrage, parce qu'elles reposent des questions essentielles telles que celle du rapport à la violence et à la légalité, entre perspectives révolutionnaires et pratiques alternatives voire sécessionnistes. Mais en même temps elles n'échappent pas toujours à une pose idéologique « insurrectionnaliste », mélange d'activisme, de triomphalisme et d'absence de questionnement sur ses présupposés. Il s'ensuit des ambiguïtés sur la nature de l’État et une méconnaissance de ce qu'est le capital." 
 

L'insurrectionnalisme: nostalgie de l'insurrection ou nécessité de notre temps?


L'INSURRECTIONNALISME : NOSTALGIE DE L'INSURRECTION OU NÉCESSITÉ DE NOTRE TEMPS?


Pourquoi l'insurrection?


Tout d'abord, il nous faut dire deux mots sur ce qui nous a conduit à nous « frotter » à cette question. Le retour du terme d'insurrection nous a paru significatif, du moins si l'on pense que la critique a un rapport avec son temps. Si le terme a une longue histoire au sein du mouvement révolutionnaire, son emploi était devenu rare si l'on excepte la période des années 1970 en Italie et tout particulièrement le « mouvement de 1977 ». Des groupes continuent à s'en réclamer dans les années 1980-1990, mais c'est surtout depuis une dizaine d'années qu'il apparaît publiquement, à travers des écrits (L'insurrection qui vient), des pratiques (lutte anti-G8, luttes dans le Val de Suze) et même des mises en scène politico-médiatique comme celle menée contre les « sept de Tarnac ».
Son nouvel impact semble lié aux impasses de la perspective révolutionnaire traditionnelle, qu'elle soit de type anarchiste ou communiste. Les thèmes du « Grand soir », de la « prise du palais d'hiver » et même de la « grève générale insurrectionnelle » ont du plomb dans l'aile.
Or l'insurrection sans majuscule et l'idée d'insurrections multiples relancent la discussion autour des rapports entre révolution et alternative et éventuellement, la question des alternatives à la révolution. L'insurrection peut ainsi être mise à toutes les sauces, de la plus modérée avec « l'insurrection des consciences » en provenance de l'Appel des appels qui se réclame du programme du CNR de la Libération, à la plus « limitée » avec un récent appel à une « insurrection démocratique contre le discours dominant sur la dette publique1 ». Mais ce discours irrigue aussi les luttes récentes depuis les insurrections surprises d'Égypte, de Tunisie et de Syrie ou du Yémen jusqu'aux luttes des « indignés » espagnols et des occupy Wall Street américains.
C'est donc aussi sur le terrain des luttes que nous avons eu l'occasion de rencontrer nombre de protagonistes de ces dernières qui se réfèrent peu ou prou à la notion d'insurrection comme si le terme était devenu synonyme de résistance par le bas, de pratiques politiques cherchant à échapper aux formes traditionnelles de l'activité politique2.
Néanmoins, dans ces pages, nous nous consacrerons de façon préférentielle à l'analyse de courants qui ne conçoivent pas l'insurrection autrement que dans sa perspective révolutionnaire antiétatique et anticapitaliste. Nous espérons cette confrontation, certes critique, fructueuse, car nous nous sommes aperçus des capacités d'ouverture et de discussion qui les animait quand ils ne cédaient pas à des tendances sectaires.

Que recouvre le terme d'insurrectionnalisme?


Il n'est pas évident de saisir l'ensemble des thèses et agissements qui se sont cristallisés à partir de la revue Tiqqun3 et ensuite autour du livre L'insurrection qui vient4 parce que leur champ est suffisamment vaste pour que se dégagent des tendances diversifiées à partir d'un éclectisme théorique constitutif, si ce n'est clairement revendiqué. Toutefois, on a affaire à suffisamment de références communes pour pouvoir parler de la constitution d'un courant politique, même si celui-ci n'est pas repérable à partir de l'existence d'une ou plusieurs organisations formelles puisqu'il se déploie justement et volontairement par des regroupements informels. C'est pourquoi nous avons adopté le parti pris d'englober l'ensemble de ce courant, malgré ses différences, sous le terme d'insurrectionnaliste même si certains de ses protagonistes, comme en Italie, semblent préférer celui d'insurrectionniste. Un autre fait nous a poussé à adopter cette terminologie, c'est qu'à partir de la médiatisation de L'insurrection qui vient, s'est développée progressivement en France, avec le succès relatif qui s'ensuivit, une idéologie de l'insurrection, bref un « insurrectionnalisme ».

Nous ne confondons donc pas « l'insurrection qui vient » avec « l'anarcho-autonomie qui vient », comme le répandent les commentateurs médiatiques qui ont repris en chœur et à plusieurs occasions la désignation policière « d'anarcho-autonomes ». En effet, l'usage de ce dernier terme n'est que la résultante de l'ignorance théorique et politique du pouvoir, de la police et des médias, une ignorance qui s'était déjà affichée auparavant avec un emploi inconsidéré de la notion « d'ultra-gauche » pour tout ce qui se développerait en dehors du gauchisme trotskiste ou de l'anarcho-syndicalisme.

Pour qui se donne la peine de chercher, on trouve pourtant une définition claire de « l'insurrectionnisme » dans un texte italien de 1993 : « Nous considérons que la forme de lutte la plus adaptée à l'état du conflit de classe actuel dans pratiquement toutes les situations est la forme insurrectionnelle, et c'est particulièrement le cas dans la zone méditerranéenne. Par pratique insurrectionnelle, nous entendons l'activité révolutionnaire qui entend prendre l'initiative dans la lutte et qui ne se limite pas à attendre ou à définir des réponses défensives aux attaques par les structures du pouvoir. Les insurrectionnistes ne soutiennent pas les pratiques quantitatives typiques qui consistent à attendre, par exemple, des projets numériquement significatifs avant d'intervenir dans les luttes et qui durant cette période d'attente se limitent au prosélytisme et à la propagande ou à une contre-information stérile, car elle ne sert à rien.5 »
D'autres, tels les syndicalistes étudiants, certains gauchistes ou même des anarchistes, veulent mettre un nom sur ce qui restait, jusqu'à la parution de Pie et les arrestations de Tarmac, un ensemble d'actions assez disparates. Quand les médias demandent, par exemple au syndicat SUD et au nouveau Parti anticapitaliste (NPA), ce qu'ils pensent de ce genre d'actions, cela semble quelque peu les troubler. En le qualifiant « d'ultragauche », ils le renvoient dans un no man's land du discours politique et, en le qualifiant « d'autonome », ils peuvent à dessein le discréditer en utilisant péjorativement l'abréviation de « toto » alors que, objectivement, cette qualification « d'autonomes » exprime seulement une volonté de marquer ses distances envers les organisations officielles gauchistes et libertaires6. Toutefois, le terme reste vague, car l'autonomie historique7 a pris des formes variées comme, par exemple, celle de « l'autonomie ouvrière » dans l'Italie de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui vit les jeunes prolétaires du Sud refuser la discipline des grandes usines du Nord et déborder les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier.
À l'évidence, il ne s'agit pas de cette autonomie-là dans le cas qui nous occupe actuellement puisqu'elle concernait le dernier moment historique de l'insubordination ouvrière, alors qu'aujourd'hui le fil rouge de l'histoire des luttes de classes semble rompu, ce dont les insurrectionnalistes prennent acte, explicitement ou le plus souvent implicitement. Mais s'agit-il alors de « l'autonomie diffuse » qui parcourt l'Italie des années 1974-1979 avec 1977 comme point d'orgue? La référence concrète à 1977 est en tout cas présente, même s'il est difficile de savoir si elle est théorisée ou s'il s'agit d'une simple fascination pour la violence de l'époque ou encore d'une façon de se rattacher à une forme générale d'opposition de la part des jeunes prolétaires et étudiants précarisés. Le livre récent de Marcello Tari Autonomie 1 Italie des années 1970 (éditions La Fabrique, 2011) essaie de faire un bilan de ce point de vue. Le livre est à lire, même s'il souffre d'une réécriture de l'histoire des années 1973-1977 à partir du prisme théorique de la revue Tiqqun et du livre L'insurrection qui vient. L'inconvénient premier est de traiter une époque maintenant historique avec des concepts d'aujourd'hui (contre-insurrection, plan de consistance, ligne de fuite, gouvernementalité, la plèbe, etc.), mais l'inconvénient majeur est que ça conduit aussi à privilégier certaines choses par rapport à d'autres sans l'expliciter alors que c'est la lecture insurrectionniste de l'événement qui dicte ce choix. Pour ne prendre qu'un exemple Tari surestime l'importance réelle dans les luttes d'un groupe comme Potere Operaio parce qu'il le juge d'essence insurrectionniste et il sous-estime l'influence du groupe Lotta continua parce qu'il restera plus ambigu sur la question des élections, le niveau de violence adéquat des actions et la lutte armée.
On notera cependant que, pour ce courant, le rattachement à l'Italie du mouvement de 1977 est plus fort que le rattachement au Mai 68 français ou au biennio rosso italien de 1968-1969 (le 1968 étudiant et « l'automne chaud » ouvrier de 1969)8. Les insurrectionnalistes semblent faire leur la citation de Nanni Balestrini et Primo Moroni tirées de L'Orda d'oro9 : « 77 n'a pas été comme 68, 68 a été contestataire, 77 a été radicalement alternatif. Pour cette raison la version “officielle” présente 68 comme bon et 77 comme mauvais; en fait, 68 a été récupéré alors que 77 a été anéanti. Pour cette raison, 77 ne pourra jamais, à la différence de 68, être un objet de célébration facile ». Cette citation va d'ailleurs être mise en exergue au début de « Ceci n'est pas un programme », même si l'interprétation qu'en fait Tiqqun est sujette à caution10. En fait, nous pensons que cette mouvance politique est en partie l'héritière de l'autonomie diffuse, bien qu'elle se situe dans une perspective qui n'est plus celle de la révolution, jugeant peut-être que le temps des révolutions est terminé. Elle rendrait compte ainsi de la nécessité de développer un nouveau type de mouvement en dehors des schémas historiques traditionnels. C'est d'ailleurs ce qui lui attire, entre autres choses, les foudres de différents groupes ou individus qui se réfèrent encore à des organisations formelles anarchistes ou libertaires. Nous y reviendrons.

Le livre précurseur semble être celui de Franco Berardi (Bifo) dont on retient au moins le titre comme slogan : « Le ciel est enfin tombé sur la terre11 ». Il y est affirmé la primauté du terrain des micro-comportements et du désir du sujet sur le système politique et l'institution. Un sujet « qui se tient ailleurs » (p. 21), ce qui préfigure la sécession insurrectionnaliste. Un sujet qui se pose à la fois comme détermination historique (besoin et nécessité) et comme extranéité (possibilité de libération en acte). « Dans la fluidité du procès [...] le sujet est cette dureté qui sait prendre transversalement et recomposer ». (ibid., p. 36)
Cette question de la transversalité se retrouvera dans la revue Tiqqun avec l'idée que « l'Empire » n'est pas l'ennemi, mais un milieu hostile, « une certaine configuration des hostilités » (Tiqqun, u, p. 252). Il ne nous fait donc pas face. Il nous traverse. «Il est un rythme qui s'impose, une manière de faire découler et s'écrouler la réalité.12 » C'est un aspect qui sera repris par les insurrectionnalistes alternativistes, mais pas par les anarchistes insurrectionnistes, du moins ceux dans la lignée directe de la revue italienne Anarchismo, comme nous le verrons plus loin.
Mais cette tendance du mouvement de 1977 à exalter un « sujet » bute vite sur la difficulté qu'il y a à concevoir encore l'existence d'un sujet sans pouvoir lui donner une consistance ou un emplacement. Le sujet est alors seulement celui de la recomposition. Toutefois, il n'est plus pensé en termes operaïstes de composition de classe (ouvrier-masse, puis ouvrier social), mais plutôt en terme de décomposition de la classe par ses strates marginales finalement au-delà de toute représentation. Le terme de « jeune prolétariat » fut néanmoins employé un temps (cf. « Bifo », op. cit., p. 88) et il fut déclaré que « le marginal est au centre » (ibid., p. 127). C'est d'ailleurs surtout à Bologne que tout le mouvement baigne autour d'une atmosphère giovaniliste « jeuniste » (en français)13.

En France, on trouve, à la même époque, une trace de ce type de réflexions dans le livre de Bob Nadoulek14 : L'iceberg des autonomes (éditions Kesselring, 1979), qui développe l'idée que tous les secteurs offensifs sont pour l'instant à la périphérie du système de reproduction... sans que ces marges ne représentent une masse significative de potentialité subversive. Tout juste ces marges peuvent-elles espérer prospérer dans le cadre d'un système devenu très aléatoire où la circulation des flux s'impose à l'accumulation productive. Nadoulek place son espoir dans des « identités nomades » qui doivent donner lieu à divers comportements de rupture et constituer des enclaves de lutte. Si nous devions caractériser cette stratégie, nous pourrions la qualifier de rupturiste, mais elle n'est pas insurrectionniste car les moyens de rupture envisagés sont très variés, y compris non violents comme ceux employés dans la « désobéissance civile ». En outre, elle consiste davantage en une somme de refus microscopiques, mais déstabilisateurs, qu'en un fantasme insurrectionnaliste renvoyant encore à la mythologie du Grand Soir.

La tentation insurrectionniste


Elle nous semble aujourd'hui à l'œuvre, au moins en France comme nous venons de le voir et en Italie où on retrouve un courant autour d'Alfredo.M.Bonanno, (« vieux » militant anarchiste sicilien) et des cercles informels qui publièrent en particulier le journal Canenero15. C'est bien parce qu'il y a des références partagées — comme Os Cangaceiros, divers textes de Bonanno, et des pratiques militantes convergentes à visée insurrectionnelle (mise en avant de pratiques illégalistes, références à l'émeute, centrage des luttes autour des symboles de la répression et de la « société carcérale16 »), etc. — que nous parlons de l'insurrectionnalisme comme d'un tout, même si c'est forcément réducteur17.
Nous le dénommons également ainsi pour le démarquer de ce que certains, comme le groupe Théorie communiste, ont appelé «le mouvement d'action directe (MAD)». Un mouvement d'action directe qui peut être défini ainsi : « Pour notre part, les luttes se mènent à partir de soi, en tant qu'individus porteurs de désirs et en tant qu'être social porteur d'antagonismes de classe, sans rupture ni hiérarchie entre celles qui offrent l'occasion d'affrontements plus ponctuels, mais collectifs, sans privilégier ni exclure d'arme spécifique, en choisissant l'action directe — qui refuse toute médiation — et la quête de toujours plus de liberté comme moteur de l'action18 ».
Cette tendance annonce la réactivation de l'insurrectionnisme en refusant de voir le capital comme rapport social et donc en ne laissant aux dominés que le choix entre soumission et subversion. « Mondialisé depuis bien longtemps, le capital et l'État, qui l'accompagne nécessairement, nous écrasent chaque jour davantage et tendent non seulement à contrôler, mais aussi à supprimer toute vie sur Terre19 ». Il ne s'agit pas là de nostalgie quelconque sur un état antérieur mythique, mais bien de la question fondamentale de la vie, soit de la réappropriation de soi totale par chaque individu et de l'expression absolue de subjectivités qui ne prennent corps que dans l'échange. S'il est bien entendu que la libération individuelle effective de tous/toutes ne peut être que collective, il s'agit aussi dès à présent de s'attaquer au capitalisme et à l'État sans attendre que tout le monde s'y mette souhaitant, comme Vaneigem il y a trente ans, que « le primat de la vie sur la survie sera le mouvement historique qui défera l'histoire ». (p. 7)

Théorie communiste20 fait assez justement remarquer que, dans cette perspective, c'est l'émeute qui devient un rapport social, car le capital a en quelque sorte déjà disparu en tant que matérialité il n'est plus qu'aliénation y compris d'un espace qu'il s'agit de libérer dans des « zones autonomes temporaires » comme s'y emploient les Black Blocks. On retrouve ici une seconde source de l'insurrectionnalisme, à savoir la tendance volontariste à l'autonomie par rapport à une société qui serait étrangère aux individus et où toute possibilité d'autonomie serait niée. Et c'est justement pour cela que les insurrectionnistes essaient constamment de construire cette autonomie. Mais le MAD reste sans explication sur les transformations du capitalisme et, finalement, sur sa pérennité. C'est l'activisme qui lui tient lieu de ligne de conduite, mâtinée d'un peu d'anti-mondialisme. Il raisonne encore souvent selon les termes de l'anti-impérialisme, de l'anti-américanisme. Ses ennemis sont l'OMC, le FM... l'État-nation au service des firmes multinationales. Pour le MAD, c'est comme si les restructurations du capital n'avaient pas eu lieu, comme si c'était seulement la marchandisation du monde qui s'était accentuée.
C'est donc très différent de ce que va proposer Tiqqun avec ses analyses de « l'Empire » et de la mise en réseau généralisée. Différent de ce que propose aussi L' IQV qui, si elle parle certes de violence directe, d'occupation, parle aussi de blocage des flux et, ce qui va de pair, de réappropriation des territoires et de regroupement en communes. C'est également différent d'autres tendances principalement axées sur la guérilla antifasciste et/ou anti-policière ou encore sur l'apologie de la violence pure.
Il semble y avoir un malentendu ou peut-être une divergence entre ces tendances : les premières plus intellectualistes tiennent comptent des transformations du capital, en partie en utilisant de façon ouverte ou parfois honteuse les analyses néo-opéraïstes et négristes sur la prépondérance de la circulation sur la production, des flux sur les stocks; les secondes, plus insurgées, ne retiennent que la position « guerre de partisans » de L'IQV. On trouve aussi des divergences entre ceux qui voient essentiellement « l'insurrectionnisme » comme l'un des moyens de lutte à préconiser dans telle ou telle période, dans telle ou telle situation, et ceux qui veulent en faire une politique et qui, par là, risquent de propager, même à leur corps défendant, une nouvelle idéologie, l'insurrectionnalisme.
Cela dit, les uns comme les autres paraissent sous-estimer la force d'un capital restructuré dans sa forme réticulaire.
L'IQV entrevoit, certes, l'importance de l'organisation en réseau, mais son analyse demeure sommaire et mise sur la multiplication des « lignes de fuite » (là encore Deleuze et Guattari) et la libération de territoires. Sans compter la reprise de « savoir-faire », comme l'une des composantes de la « réappropriation de l'autonomie », ce qui n'est guère étonnant lorsque l'on sait que la revue reprend à son compte nombre d'énoncés de L'Encyclopédie des nuisances en la matière, sans la citer d'ailleurs, ce qui explique son succès initial auprès d'individus engagés précédemment dans les oppositions radicales aux biotechnologies. Dans l'optique de tout, cela doit favoriser la rupture à la fois envers des conditionnements oppressifs et envers « l'occupation militaro-policière ».
« Il n'y a pas de désertion individuelle à proprement parler. Chaque déserteur emporte avec lui un peu du moral des troupes. Par sa simple existence, il est la récusation en acte de l'ordre officiel; et tous les rapports où il entre se trouvent contaminés par la radicalité de sa situation » (Tiqqun, II : « Thèses sur la communauté terrible », p. 109). La sécession remplace la révolution. C'est la critique de toute poursuite des fins au profit d'une expérimentation immédiate définie (en vertu de quoi?) comme rupturiste.
Cela nous renvoie au programmatisme anarchiste qui, insérant la volonté dans le champ de l'histoire comme axe moteur, introduit forcément une dimension à la fois causaliste et moraliste dans l'analyse du processus de domination, même si les insurrectionnalistes rejettent a priori toute morale, contrairement aux anarchistes c'est « à cause de l'oppression de la marchandise que les gens souffrent, c'est la méchanceté et la cupidité des uns qui sont causes du malheur des autres, le désir est fondamentalement révolutionnaire et émancipateur21, mais il est perverti par la société manipulatrice, l'humain est dominé par son produit, etc.
Même si cette rhétorique est relativement inévitable dans un écrit de type pamphlet « révolutionnaire » comme UlE, et même si nous y succombons tous à un moment ou à un autre, l'ouvrage ne s'élève pas assez au-dessus de cette description victimisante et dualiste du « faux » social opposé au « vrai » social, du « contrôle » opposé à la liberté, du vrai « moi » face au « moi » en crise qu'on nous construit, de la « subjectivité étatisée » face à la vraie subjectivité, etc.
La première position sur les formes brutes de domination souffre d'une analyse peu approfondie de l'État dans sa forme réseau et, par suite, ses auteurs sont vite coincés par la logique du discours dominant sur la violence. Les flux médiatiques proposent une vision le plus souvent dichotomique ou manichéenne du monde et orientent les informations dans l'un des deux canaux forgés par le biais du citoyennisme mondialisé, le bad et le good, logique qui s'inspire de la vision binaire du monde — « on aime », « on n'aime pas » — des magazines people ou des réseaux sociaux comme Facebook, À ces deux canaux, on peut en ajouter un troisième à vocation temporaire : le ni bad ni good, sorte de lieu d'incubation qui permettra au doute de se dissiper et à l'événement d'être enfin classé. On trouvera un exemple de la rhétorique binaire (même si, dans ce cas, elle est à dominante négative) utilisée par les moyens d'information dans un article de Gilles Balbastre publié le 25 octobre dernier sur le site Acrimed : « Matin d'un jour de mobilisation sur RTL : les signes avant-coureurs de l'Apocalypse?22 » On y incrimine les « casseurs », ceux qui portent atteinte aux biens, de même que ceux qui entravent d'une manière ou d'une autre la liberté de circulation des biens et personnes, le mouvement étant implicitement supposé consensuellement positif (good), contrairement à l'arrêt ou au ralentissement qui serait forcément et tout aussi consensuellement négatif (bad).
Appliqué à la violence urbaine, ce raisonnement explique pourquoi les citoyennistes peuvent admettre, à la rigueur, que des jeunes brûlent des voitures — monstres industriels polluants que l'on n'a pas trop de mal aujourd'hui à classer dans la catégorie du bad alors qu'en Mai 68, ils auraient été classés dans la catégorie du good — et s'indignent qu'ils attaquent une école ou un gymnase ou un local associatif (réalisations de l'État social, forcément rangées dans la catégorie du good). Or, on ne peut discuter et s'opposer à cette logique qu'en analysant la structure et l'action de l'État- réseau.
La seconde position sur la possibilité d'autres formes de socialité est elle-même ambiguë dans l'IQV. D'un côté, on y retrouve une idée contenue dans l'Appel23 selon laquelle face au tout totalitaire de la domination, on ne peut mener une attaque frontale ni même trouver un angle d'attaque qui puisse échapper à ce tout. La seule possibilité serait alors celle de la « sécession » : « L'auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l'annule; elle produit sa propre sécession » (p. 98). On a donc bien l'impression d'une rupture, mais le reste du texte laisse penser qu'on a plutôt affaire à des pratiques alternatives : « La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l'État. Il ne s'agit pas de le tenir. Ce dont il s'agit, c'est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n'est pas question d'occuper, mais d'être le territoire.24 » (p. 97-98).
Suit une énumération de lieux pouvant être détournés de leur fonction officielle. On est ici très loin de l'insurrectionnisme de l'Appel. En fait, la reprise du terme de « commune » est peu claire, car elle n'est pas en référence historique précise, par exemple à la Commune de Paris. L'usage de la minuscule comme la liste des activités concernées indique que les auteurs n'en font que le cadre de quelque chose d'organisé en commun dans une sorte de proudhonisme qu'ils ne revendiquent d'ailleurs pas. Les communes seraient avant tout des bases d'expérimentation25 de rencontres et de pratiques, base de liens sociaux de remplacement. En effet, la crise des institutions et de la reproduction des rapports sociaux capitalistes obligerait les individus à en créer de nouveau et, pourquoi pas donc, sous la forme de communes! Mais en voulant les multiplier à l'infini (p. 90), l'IQV les aplatit sur le sens le plus courant, le « moins-disant » en quelque sorte. Toute maison occupée est une commune, les comités d'action de Mai 68 sont des communes, Radio Alice à Bologne en 1977 est une commune... l'épicerie de Tarnac est une commune
Nous verrons plus loin que cet aspect est encore plus marqué chez les épigones qu'au sein du modèle originel.


1 Cf. l’article du même nom signé G. Azam, E. Balibar, T. Coutrot, D. Méda, Y. Sintomer dans le journal Le Monde du 14/01/2012.
2 Pour une synthèse critique de ces mouvements, on peut se reporter à notre article de la revue Temps critique « Les indignés : écart ou sur place. Désobéissance, résistance et insubordination », disponible sur le site de la revue (http://tempscritiques.free.fr).
3 Deux numéros parus en 1999, puis réédités sous forme de livrets thématiques auto-édités en 2006.
4 Comité invisible, L'insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007 (iqv à partir de maintenant dans le texte).
5 For an Anti-authoritarian Insurrectionist International. Proposal For a Debate, Elephant Edition, 1993, traduit par Y. Coleman in Ni patrie ni frontière (npnf) no 27-28-29, p. 416. L’insurrectionnisme anglophone a commencé à apparaître au cours des années 80, à la suite de textes italiens, et grâce aux traductions des articles de Bonanno effectuées, entre autres, par Jean Weir pour Elephant Edition et la revue Insurrection, en Grande-Bretagne, et à des informations publiées par la revue Demolition Derby, au Canada. Son influence était alors marginale et ce qui occupait le devant de la scène libertaire, en particulier en Angleterre, c’était plutôt des groupes actifs comme Class War.
6 « Aujourd'hui, une poignée d'autonome et d'anars nourris à l'insurrectionnisme le plus naïf font quasiment office de porte-parole autoproclamés des idées libertaires et tout le monde semble d'accord pour qu'ils continuent leur petite entreprise de sabotage inconscient. On entend qu'eux dans les médias alternatifs avec leurs “hauts faits d'armes” et leurs “barricades héroïques” qu'ils ont dressées là où la domination les attendait depuis des mois. Jusqu'au prochain “contre-sommet” où ils nous remettront une couche de “faut tout péter” sans en avoir jamais les moyens. C'est quoi ces types? C'est quoi leur but? Se construire leur propre mythe? A qui, à quoi servent réellement leurs “actions”? Quels enseignements en tirent-ils? Qu'ils sont les superwarriors/résistants de l'époque? Pour moi, c'est juste une version viriliste du Bisounours qui croit encore naïvement que ces démonstrations sont “de force” alors qu'ils sont pilotés et/ou canalisés depuis des plombes par leurs adversaires. (Hé non! Ce n'est pas défaitiste de considérer la puissance adverse comme énorme.) Dans cette société de contrôle que nous dénonçons quotidiennement, oui l'adversaire est Tout-Puissant et nos marges de manœuvre faibles et particulièrement “risibles” sur le terrain de la confrontation par la force. » (Un internaute anonyme sur Rebellyon Info, le 5 novembre 2008.) À côté de critiques judicieuses, tout y est : le dépit amoureux, le sentiment de la concurrence, le langage de l'enquête policière, l'assurance de celui qui sait.
7 On peut repérer plusieurs origines à l'autonomie comme forme politique subversive, celles des luttes ouvrières anarcho-syndicalistes (dont Georges Sorel fut un des théoriciens avec, notamment, ses Réflexions sur la violence), mais aussi celles des cercles anarchistes, des « en-dehors » et autres illégalistes et anarchistes individualistes.
8 Nous avons pu nous en rendre compte, par exemple dans des discussions, en 2008, au cours des débats qui suivaient les actions théâtrales et politiques du groupe Intervento.
9 Nanni Balestrini et Primo Moroni, L’Orda d’oro, Sugarco Edizioni, 1988, p. 307 : « Il ’77 non fu come il ’68. Il ’68 fu contestativo, il ’77 fu radicalmente alternativo. Per questo motivo la versione “ufficiale” definisce il ’68 come buono et il ’77 come cattivo; infatti, il ’68 è stato recuperato, mentre il ’77 è stato annientato. Per questo motivo il ’77, a differenza del ’68, non potrà mai essere un anno di facile celebrazione ». Pour une critique de cette interprétation, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008, et particulièrement aux pages 306-325 et 354-360. On peut aussi se référer au livre cité de « Bifo » où est affirmé, p. 169, que le Mouvement de 77 représente un « nouveau 68 ».
10 En effet, Tiqqun croit ou feint de croire que c'est le Mai 68 Français qui est ici visé par la critique alors qu'il s'agit du Biennio rosso italien (1968­-1969) qui se trouve opposé au soulèvement de 1977.
11 Franco Berardi, Le ciel est enfin tombé sur la terre, Paris, Le Seuil, 1979. F. Berardi, dit « Bifo », ancien membre de Potere Operaio, fut à l’initiative de Radio Alice de Bologne et du Mouvement de 1977 dans sa dimension désirante. Mais Antonio Negri aussi aura son influence quand il parle, par exemple à propos du discours autonome, d’un « discours éthique » et non pas moral (cf. Les Untorelli. La peste à Bologne, Recherches, no 30, 1977, p. 82). Ce langage est repris dans le texte « Rupture : replacer l’émancipation dans une perspective sécessionniste » : (http://infokiosques.net/spip.php?article415) et aussi par les tenants de la désobéissance civile comme par exemple les enseignants « désobéisseurs ».
12 Cf. « Mise au point du Comité invisible », reproduit dans npnf, nos 27-28-29 (2009), p. 179-187.
13 Pour une critique interne à ce mouvement de l'Autonomie, on peut se référer à des textes de la revue Insurrezione (1977) qui publia une brochure de bilan en 1981, intitulée Prolétaires si vous saviez et reproduite en français sous forme de brochure en 1984 (pour des photocopies on peut s'adresser à JW).
14 Il participera à la revue autonome Camarades, puis à Matin d'un blues. Il est également l'auteur de Violence au fil d'Ariane, Bourgois Editeur, 1977.
15 Le discours transalpin est toutefois plus orienté vers la critique de la technoscience et la dépossession qu'elle produirait en effaçant toute trace du passé, ce qui pourrait enlever tout sens à la révolte et au désir d'une autre vie. L'insurrection devient alors une urgence absolue, une question de vie ou de mort. Pour une critique de ce groupe, on peut se reporter au texte d'André Dréan : « Notes d'humeur sur Canenero and Co », datant de 2000, puis préfacé et édité en 2010. (On peut nous en faire la demande.) Certains textes de Bonanno semblent servir de référence, en particulier « Lutte révolutionnaire et insurrection », Anarchismo, nº 30 (1980), dans lequel l'auteur fait de la lutte révolutionnaire une longue suite d'insurrections préparées par une « minorité anarchiste » (citation tirée de la revue A corps perdu, nº 3, 2010). On signalera quelques textes de Bonanno disponibles en français : La joie armée (1977) téléchargeable sur le site de Non Fides (http://www.nonfides.fr/?La-Joie-Armee), dans lequel il critique le fétichisme de la production et l'idéologie du travail pour leur opposer le seul besoin essentiel, celui du communisme. Il y annonce « la révolution de la vie », la pratique du jeu plutôt que de « jouer le jeu », tout en mettant en garde de ne pas confondre le jeu et le jouet (la mitraillette ou le P38), de même que « la joie armée » avec la lutte armée professionnalisée; Contre l'amnistie (1984) dont une première traduction de l'époque en français n'est plus disponible, mais est reprise dans le numéro 94 de la revue Cette Semaine (2007). Signalons aussi « La lutte anti-militariste » à propos de la guerre du Golfe dans le no 3 de Temps critiques. Bonanno a également traduit en italien le texte de Jacques Wajnsztejn : « Contre l'État-nation » (Temps critiques nº 2) pour le no 67 de la revue Anarchismo et le supplément au nº 3 de Temps critiques sur la guerre du Golfe : « Quelques réflexions sur la dernière guerre » pour le nº 68 d'Anarchismo.
16 Un bon résumé de cette conception nous est donné dans l’article « Au centre du volcan » issu du no 3 de la revue A corps perdu : « Le monde dans lequel nous vivons est une prison, dont les quartiers se nomment Travail, Argent, Marchandise […] Nous sommes nés et avons toujours vécu dans cet univers carcéral. Il est donc tout ce que nous connaissons. Il est en même temps notre cauchemar et notre sécurité. Et pourtant. Comme chaque prisonnier le sait… » (p. 12.)
17 Cet aspect réducteur sera sûrement plus ressenti au sein du microcosme parisien où les petites différences sont souvent extrémisées par des soucis de distinction ou des questions de personnes, mais nous avons pu constater que dans diverses villes de province prévalait plutôt une sorte de pot commun d'idées et de pratiques dans lequel individus et groupes puisaient sans état d'âme.
18 Cf. « Mutines Séditions » in Cette Semaine. La notion de « Mouvement d’action directe » est reprise d’un article d’Undercurrent, revue ultra-gauche publiée il y a quelques années à Brighton, intitulé « Pratique et idéologie dans le mouvement d’action directe », qui fait suite à la manifestation violente du 18 juin 1999 dans la City de Londres, contre l’OMC.
19 On retrouve là aussi une caractéristique de l’insurrectionnalisme futur, à savoir la tendance au catastrophisme.
20 Théorie communiste, no 17, p. 77 (2001).
21 Il y a au moins un texte qui révèle explicitement ses références deleuziennes (Mille Plateaux) sur cette toute puissance libératrice des désirs et de subjectivités désaliénées qui affirment leur propre puissance, c’est le texte de Rupture (cf. op. cit.).
22 L’article révèle l’intensité de la peur des journalistes face au mouvement contre la réforme des retraites, qui se développait à ce moment-là, en soulignant la concentration des termes à connotation négative qui sont employés d’ordinaire avec une apparente neutralité pour qualifier les conflits sociaux. Yves Calvi interroge, par exemple, un syndicaliste CGT de la raffinerie de Dunkerque : « 28 ans, père de famille avec trois enfants, vous travaillez depuis l’âge de 19 ans et donc j’imagine que vous comprenez très bien à quel point un mouvement comme le vôtre est dur à vivre pour les Français qui nous écoutent, autrement dit, je m’adresse à l’être humain et non au syndicaliste obtus, vous pouvez comprendre alors ? Alors, première question, difficulté dans les transports plus pénurie d’essence, est-ce que vous ne trouvez pas que ça fait quand même beaucoup ? » Si le fait de présenter l’apparence d’un « être humain », d’avoir 28 ans et d’être père de famille est forcément good, l’acte de bloquer est d’autant plus bad que le sujet possède les attributs qui devraient, selon la logique binaire, l’amener à vouloir circuler. http://www.acrimed.org/article3466.html.
23 Il s'agira de « constituer un ensemble de foyers de désertion » (Appel : proposition v). cf. infra.
24 Nous n’allons pas faire d’enquête pour savoir quel est le lien supposé ou réel des Tarnacois avec l’iqv, mais si leur but était celui-là, alors force est de reconnaître que l’échec est sévère ou qu’en tout cas, il est difficile de rendre complémentaire rupture et alternative.
25 Les « Commentaires déplacés » sur l'iqv dans le no 3 de la revue A corps perdu semblent faire un contresens sur ce point.

Aux origines théoriques


AUX ORIGINES THÉORIQUES


Pour expliciter et justifier notre interprétation de l'insurrectionnalisme, nous allons remonter à ses prémisses dans les années 1970 à partir d'une rapide analyse des positions et des actions du groupe des Fossoyeurs du vieux monde (FVM), et de Os Cangaceiros qui lui succède. Puis, nous examinerons en détail l'apport de Tiqqun avant d'analyser ses derniers développements ou avatars, aussi bien théoriques que pratiques. Cette remontée aux prémisses n'est pas à confondre avec un retour aux sources. Il ne nous importe pas tant de faire le tour des références revendiquées de ce courant (qui a d'ailleurs plutôt l'habitude de les cacher) que de mettre à jour des fils théoriques parfois disparates, mais dotés d'effets de corpus. Les nombreuses métaphores insurrectionnalistes en témoignent.

Les Fossoyeurs du Vieux monde


(par la suite FVM) est le nom d'un groupe-revue qui s'est constitué à partir de rencontres initiées au début des années 1970 à Nice. Elles sont suivies, à partir de 1976, par d'intenses échanges qui débordent de la localité niçoise et posent les bases de la future association. Le groupe aboutit à une critique sans complaisance de l'activisme gauchiste et du quotidiennisme comme idéologie de la privatisation de l'activité subversive (cf. p. 19 et 23 du numéro 2), mais au profit d'un centrage sur le « révolutionnaire » et un « savoir être révolutionnaire » qui recopie et reproduit les impasses du situationnisme.
À leurs débuts, les Fossoyeurs prennent pour devise le slogan de mai 68 « Ne travaillez jamais », à une époque où le plein emploi semble triompher. Le travail salarié se généralise et concerne 90 % de la population active. S'il prend déjà des formes très diversifiées (multiplication des petits boulots, développement du travail intérimaire), il n'est encore fait nulle part allusion à un quelconque processus de précarisation. Quand des opérations sont menées contre des agences intérimaires (bombages, cocktails Molotov) dès l'après-68, ce qui est attaqué c'est une forme particulière de l'exploitation patronale, mais elle n'est pas assimilée à un changement de la structure du marché du travail ou à une contre-offensive du patronat. On y entrevoit aussi une forme de « flexibilité prolétaire » qui perpétue sous d'autres formes le mouvement de refus du travail des années précédentes (absentéisme, grèves sauvages, turn over) ou celui de « l'autonomie ouvrière ».

À partir de là, les membres du groupe vont développer une réflexion originale, même si elle se situe dans la continuité de celle de l'internationale situationniste (is). En effet, elle est centrée sur la critique de la marchandise et de l'aliénation qu'elle engendre à travers une mise en spectacle produisant sans cesse de l'insatisfaction et des frustrations. Pour les FVM, c'est l'insatisfaction en relation à la marchandise qui caractérise le prolétaire, figure moderne du pauvre plus que du travailleur dont l'insatisfaction provenait de la division du travail et de « l'aliénation » par rapport à son produit. Dans ces conditions, le prolétaire moderne est toujours dans le négatif alors que, sous la figure de l'ouvrier, il n'était qu'un négatif potentiel, un négatif à mettre en oeuvre pour renverser ou dépasser un rapport positif au travail et au capital technique (capital fixe, accumulation) dont la croissance est jugée globalement « progressiste » et source d'une réappropriation possible dans le socialisme ou plus concrètement dans l'autogestion.

Aujourd'hui, le prolétaire moderne serait donc inaccompli dans une société qui jamais ne le laissera être dans un autre état qu'insatisfait. Dans cette mécanique du manque, une lecture immédiate pourrait nous porter à croire que c'est le manque d'argent qui le symbolise le mieux, mais ce serait une erreur. Comme le fait remarquer un passage du numéro 21, ce n'est pas l'argent qui manque, mais la richesse. Richesse et pauvreté doivent donc être débarrassées de leur contenu quantitatif et monétaire pour prendre une dimension plus symbolique et politique. Face à la marchandise, les prolétaires se retrouvent aussi séparés et en concurrence que face au travail. Il y a donc un enjeu à vivre collectivement sans travailler quand se fait jour l'existence aliénée de la seule communauté qui reste, à savoir la communauté du manque. En conséquence, les FVM se trouvent des affinités avec tous ceux qui manifestent leur insatisfaction à l'égard d'un monde qui se dérobe à eux sans cesse. Leur approche permet de faire « passer l'agressivité des blousons noirs sur le plan des idées », l'agressivité étant « le pôle négatif de l’aliénation », c'est-à-dire l'action du manque. C'est en cela qu'ils se reconnaissent dans les actions d'émeutes, de rodéos, de pillages qu'eux-mêmes pratiquent ou encouragent.

Le travail est, dans cette perspective, un vol de temps, temps qui est la forme réelle de l'expérience du travail pour le prolétaire et non ce qu'il peut produire. Mais, en réalité, pour les FVM, c'est le travail vivant qui est mis à la porte. Le seul travail significatif pour le capital est désormais le travail mort et c'est pourquoi être contre le travail, alors que le travail comme activité singulière n'existe plus, est parfaitement logique. Par l'action même du capital serait en marche la décomposition du prolétariat comme classe du travail. La lutte du travail contre le capital est donc historiquement épuisée et le mouvement ouvrier est mort définitivement (p. 38 du numéro 2). En conséquence le travail ne subsiste que pour accomplir l'abstraction spectaculaire générale.

Cette approche s'est faite contre les interprétations de « l'autonomie ouvrière » et une perspective classiste d'auto-valorisation prolétaire fondée sur une analyse des transformations du procès de production appuyée sur une lecture des Fondements de la critique de l'économie politique de Marx (Grundrisse) qui, pourtant, posent les bases de la caducité du temps de travail comme mesure de la valeur. Le creuset théorique de référence reste « situationniste » dans la mesure où il est centré sur la critique du travail, même s'il s'ouvre à une postérité un peu différente avec les notions de « publicité » et de « bavardage » chères à J. P Voyer2.

À partir de cette base théorique, de nombreuses actions vont être menées par les Fossoyeurs jusqu'en 1984, par exemple des interventions sur des quartiers comme celui des Dervallières à Nantes et Bagatelle à Toulouse en 1978 ou la participation aux émeutes de Caen la même année. Mais petit à petit, l'activité de réflexion perd de son importance dans la revue pour laisser la place à des retours sur des expériences diverses, des grèves aux émeutes des prolétaires du Royaume-Uni ou de France3.

Os Cangaceiros4


est la revue d'un groupe qui se forme en 1985, prenant la suite des FVM dont certains de ses membres sont issus5 et il perdurera jusqu'en 1991. Elle se définit comme suit, dans son numéro 2 de novembre 1985 : « “Os Cangaceiros” veut dire “Tout est possible”, “Nous sommes en guerre”, “Rien n'est vrai, tout est permis” ».

Le premier axe d'intervention, en 1985, se situe dans un soutien, de l'extérieur, aux prisonniers et aux révoltes des prisons. Il s'agit d'exprimer une solidarité active par des actes de sabotage ciblés plus que par des tracts et comités de soutien habituels6. À partir de 1989-90, les actions entreprises dans cette direction n'étaient plus en correspondance avec une révolte précise, mais avec le refus de la construction de nouvelles prisons7. Mais cette offensive sur le front des prisons ne constitue pas la seule activité du groupe.
Comme la revue Os Cangaceiros l'analyse à sa manière, l'époque est secouée par de violentes convulsions en réaction à la liquidation de certaines formes de travail obsolètes dans le cadre de la restructuration du capital qui fait suite au cycle de luttes des années 1960-1970 et à la crise de productivité qui l'accompagne.
Les Cangaceiros cherchent donc à dégager de nouvelles formes de conflictualité, telles celles que présentent à leurs yeux diverses manifestations de révolte passant outre les syndicats, par exemple lors de la grève du secteur naval à Bilbao et surtout à Gijón8. Ce qui est crucial, donc, c'est la portée d'un mouvement de prolétaires qui privilégie la démocratie directe par la pratique des assemblées, des affrontements avec la direction et la police et des actions de sabotage. Cette tendance « assembléiste » va être portée aux nues par la revue qui s'illusionne sur la portée de cette forme qu'elle trouve plus démocratique et basiste que la forme conseil9. Pourtant, en l'occurrence ici, cela ne change rien au contenu de la lutte qui reste très lié à un statut spécifique, à savoir celui des ouvriers des chantiers navals ou des travailleurs portuaires, et à un travail, surtout dans l'Espagne « retardataire », où prédominent encore des formes de travail quasi artisanales. À la même époque, la Coordinadora des collectifs de dockers des ports espagnols, née à Barcelone avec son journal La Estiba, cherche à rassembler les dockers sur des bases de démocratie directe, mais les contenus ne dépassent pas la défense du statut et une autogestion des formes de travail en équipes. Une critique du travail s'ébauche, mais elle est contradictoire avec une affirmation d'un travail salarié spécifique qui est la base de l'unité de ces travailleurs. Cette ambiguïté est renforcée par l'existence, alors, d'une base arrière qui n'existe plus aujourd'hui et que constituaient des quartiers portuaires, tels que celui de la Barceloneta. Cette question des bases arrière est d'ailleurs extrêmement importante pour qui s'attache au devenir de certaines formes d'action ou de luttes10.
L'absence actuelle de ces bases arrière dans les pays centres du capital conduit aujourd'hui certains courants, allant de l'alternativisme à l'insurrectionnalisme, à vouloir créer de toutes pièces des « bases avant » faute de ces « bases arrière », mais sans le vivier qui leur permettrait de s'établir et de servir de modèle. Même la tendance au retour à la terre qui pointe parfois aujourd'hui est un retour plus individuel que collectif et ne s'inscrit pas dans un mouvement de communautés tel qu'il s'est ébauché dans les années 1960-1970 surtout aux États-Unis et en Allemagne. L'engouement du milieu libertaire pour les formes de vie et de lutte au Chiapas peut ainsi s'entendre comme projection d'une base arrière de substitution sur des aspirations à la communauté (sans faire de détail et de tri sur le fonctionnement jugé globalement plus ou moins « communiste » de ces communautés11) et/ou comme accommodement avec les anciennes théories foquistes pourvu qu'elles soient parées des couleurs de la « résistance » et des partisans.
Le groupe se penche aussi sur les grandes grèves des mineurs anglais de 198412. Au-delà de la critique du syndicalisme, la revue s'intéresse à ce qui a débordé la grève classique pour ouvrir vers « une guerre ouverte contre l'État » qui seule peut dépasser le particularisme corporatiste de la défense d'une activité et d'un statut pour ouvrir vers l'universel d'une convergence entre ceux qui sont encore salariés et ceux qui ne le sont déjà plus ou ne le seront jamais. Les termes d'émeutes et d'insurrection apparaissent au fil des pages.
D'ailleurs, très vite, la revue oriente son activité vers les pratiques émeutières des quartiers et essaie de décrire la révolte vue du dedans, au plus près du lieu où elle se manifeste, comme aux Minguettes à Vénissieux13 et à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise.
Notons au passage que l'histoire de la pacification des rapports sociaux suscite plusieurs interprétations. En effet, la « Marche pour l'égalité » de 1983 était une initiative des plus critiquables aux yeux des Cangaceiros car elle s'appuyait sur une vision naïve de la démocratie, les marcheurs prenant à la lettre le message révolutionnaire de 1789, notamment la revendication de l'égalité. Ce point de vue extrême d'Os Cangaceiros est aujourd'hui relativisé et interprété, par exemple, par quelqu'un tel que Alessandro Dell'Umbria, proche des FVM à l'époque, comme la dernière tentative de faire bouger les choses par le bas, tentative qui aura rencontré d'un côté, une honteuse récupération par SOS-Racisme et de l'autre, la répression. Alors que la « mouvance autonome » française est plus attirée par les marges, les squats et une sorte de contre-société vivant en cercle fermé, Os Cangaceiros cherche à développer les liens créés avec les prolétaires et autres pauvres14 au cours de chaque « événement » souvent lié aux autres par un même rapport à l'émeute. Comme groupe organisé, ils vont à la rencontre des prolétaires pour trouver dans la situation même l'ouverture vers des interventions qui leur semblent pertinentes et qu'ils revendiquent. C'est ainsi que l'expérience de ce groupe perdurera jusqu'au début des années 90 avec des sabotages et des actions à son actif telles, par exemple, celles visant la construction de nouvelles prisons15 à la fin des années 80.
On notera la réédition récente des textes d'Os Cangaceiros dans des circuits insurrectionnalistes, ce qui indique bien une certaine filiation historique, mais on peut émettre des doutes sur l'effet d'entraînement que cela peut produire. En effet, le contexte est aujourd'hui très différent et la coupure avec ce qui se passe en banlieue beaucoup plus forte. Parler de banlieue n'a d'ailleurs pas la même signification. Au moment des émeutes des Minguettes à Vénissieux et de Vaulx-en-Velin, il existait encore dans la première un dense tissu industriel et une mixité sociale, certes majoritairement populaire et construite sur la durée, qui n'existe plus aujourd'hui et, dans la seconde, des formes de liens communautaires (et non communautaristes) assez développés au sein d'une immigration d'origine maghrébine et africaine plus récente. Il y avait dans ces émeutes la négativité propre à toute émeute, maiselle reposait aussi sur une politisation sous-jacente qui s'était exprimée dans la marche pour l'égalité, mais qui était aussi perceptible dans les discussions de quartier et jusque dans les établissements scolaires16. « Beaucoup d'entre nous vivions d'ailleurs en banlieue et on y travaillait tout à fait “normalement” sans avoir à se poser la question d'un “établissement17” qui, en plus, nous rappelait fâcheusement celui pratiqué dans les usines par les maoïstes français vingt ans auparavant. »

À l'époque, il y avait encore non seulement une croyance en une jonction possible entre « émeutiers » et « révolutionnaires », à preuve certains numéros du journal Mordicus et ses appels à l'émeute en leur direction, mais une certaine proximité de terrain et de contact. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus difficile parce que lorsqu'on n'avance pas on recule. On ne repart jamais du même point parce que la dynamique du capital se nourrit des affrontements sociaux et exploite l'évolution des rapports de force. Là encore, nous payons des échecs, ceux des années 1970; les rapports sociaux se sont durcis, les séparations urbaines se sont souvent accentuées, la « mixité sociale » a régressé, les cornmunautarismes ont progressé. Ce qui s'est passé en 2005 avec la révolte des banlieues confirme plus que n'infirme cela. Une vraie séparation est apparue entre la révolte de cette jeunesse et celle qui a lutté contre le CPE l'année suivante. Nous y reviendrons. Et ce qui vient de se passer en octobre 2010 n'invalide pas vraiment cela. Il ne s'agit pas de dire que rien ne s'est passé, mais de voir qu'on a juste assisté à une reprise de contact entre catégories qui ne se connaissent plus. De ce point de vue, on est en deçà des liens qui avaient été tissés en 1994 au moment du CIP, mais dans une tension beaucoup plus forte avec le pouvoir, vu le niveau atteint par la crise de reproduction des rapports sociaux.

La Bibliothèque des émeutes (1990-1995)


Huit numéros parus et une volonté de rassembler toute la documentation disponible sur les émeutes contemporaines qu'elle considère comme la forme privilégiée de la rébellion parce qu'elle ne procéderait pas d'un calcul politique, mais d'une révolte spontanée contre l'aliénation. Une aliénation qui serait prise de vitesse par l'immédiateté de l'émeute : « L'émeute est le seul moment pratique et public où l'aliénation est critiquée [...]. Dès qu'une émeute est organisée, elle cesse d'être une émeute. C'est sa force et sa faiblesse [...]. Les émeutes sont faciles à récupérer, à discréditer, à écraser; sauf au moment et là où elles ont lieu. Dans la profondeur du temps où nous sommes, elles sont à chaque fois comme des silex frottés avec maladresse et colère, mais dont le résultat inverse le froid et l'obscurité. Toutes trop vite noyées ou étouffées, les émeutes modernes n'en sont pas moins le vivant refus de la soumission et de la résignation, le pied de biche qui ouvre des perspectives [...] elles sont toujours une menace pour l'État dans un monde entièrement étatisé ; elles sont toujours urbaines dans un monde entièrement urbanisé; [...1 là où il y a des chefs, elles sont débordement de ces chefs, là où il y a des marchandises, elles sont destruction de la valeur marchande.18 »

La revue développe ce qu'elle appelle une « théologie » de l'émeute, définie comme le meilleur moyen « d'achever l'humanité » au prétexte que « tout a une fin ».
Elle conclut son premier numéro en disant qu'elle ne lancera pas d'autre appel à l'émeute car ce serait encore tracer un chemin, donner une direction contraire à l'immédiateté19. L'inconscience de l'émeute ne peut sortir d'une conscience critique. « On ne va pas à l'émeute, on s'y trouve. »
Cette revue envisage l'émeute dans une perspective mondiale et repère une différence de traitement médiatique pour 1992 qui n'est pas sans rappeler la vision dichotomique et manichéenne que nous avons déjà relevée ici. On a donc « la bonne émeute de Los Angeles », supposée répondre à la « colère légitime » provoquée par le tabassage de Rodney King par le Los Angeles Police Department (LAPD), la grève des camionneurs diffamée et qualifiée de stupide; la mauvaise émeute de Rostock qui serait raciste et d'extrême droite » (ibid., nº 6. 1994).
Dans son dernier numéro de 1995 (nº 8), la revue s'efforce de déterminer quel pourrait être « le véritable contenu de la prochaine insurrection » mais alors que, dans son numéro 1, elle reliait l'émeute, par sa contagion, à l'insurrection, puis l'insurrection à la révolution quand elle prend la totalité comme objet, bizarrement elle s'appuie cette fois sur la théorie des conseils et l'expérience de la période 1917-1923... qui n'a pourtant pas grand-chose à voir avec les pratiques émeutières.
À noter enfin que ce point de vue est encore celui de la totalité ce qui n'est plus le cas chez nombre d'insurrectionnalistes qui, à la suite de F.Guattari, dénoncent la fiction de l'Un et s'appuient sur le moléculaire plus que sur le molaire, le local plus que sur le global.
À l'occasion, l'émeute gagne ses lettres de noblesse alors que, traditionnellement, elle est plus liée au langage du pouvoir et des médias, qui lui donnent une connotation péjorative, qu'à celui de protagonistes qui s'en réclameraient. Ainsi, Mike Davis signale, dans Les Héros de l'enfer (Textuel, 2007), à propos des manifestations de Watts (Los Angeles) en 1965, que les porte-parole du quartier parlèrent de rébellion alors que les médias blancs stigmatisèrent les émeutes (p. 35). Dans un premier temps, les habitants du quartier regagnèrent bien une certaine fierté transformant leur stigmatisation en action de révolte20. Pourtant, M. Davis rappelle opportunément que, malgré les prévisions de certains sociologues américains à propos des émeutes de Los Angeles, un cocktail de rockers éthiques, de peintres muralistes, de break dancers et de rappeurs finira par former une nouvelle intelligentsia organique pour un « nouveau bloc historique oppositionnel ». Mais, après l'élimination des Black Panthers au début des années 70, des groupes se réclamant initialement de la contestation politique virèrent au gang au fur et à mesure que leur espoir d'émancipation s'effaçait de l'horizon.
À la « théologie » de la Bibliothèque des émeutes va succéder la « métaphysique critique » de Tiqqun.

Tiqqun : De présupposés théoriques éclectiques à une nouvelle forme de programme


Pour bien comprendre le renouveau insurrectionniste il nous semble nécessaire d'examiner ce qui l'a inspiré au cours de ces dix dernières années, en France du moins. Repartons donc de la revue Tiqqun qui, malgré ou à cause de son parti pris élitiste et de son éclectisme21, va fournir des armes théoriques et des pistes pratiques à toute une mouvance.
Dans un texte comme Introduction à la guerre civile de Tiqqun, nº 2, on trouve une mise en place des concepts-clés de la revue : l'insurrection, l'émeute et la guerre civile qui donnent l'impression que les processus révolutionnaires ne sont perçus qu'à travers l'insurrectionnisme de Blanqui. Toutefois, ces références se trouvent déjà chez Babeuf22. Remonter jusqu'à cette lointaine période historique peut paraître un peu déplacé, mais pas si on considère des problèmes qui apparaissent comme récurrents quand on parle d'insurrection, que ce soit dans la phase pré-prolétarienne comme dans la phase post-prolétarienne. Des problèmes, par exemple, entre l'ensemble de la classe ou « les masses » et les fractions communistes23. Après la défaite de 1848, la guerre civile devient une arme de la bourgeoisie contre les révolutionnaires, mais non contre des travailleurs qui lui sont nécessaires. Ce sont les débuts du « mouvement social » qui a peu à voir avec l'insurrection révolutionnaire et qui sera même son fossoyeur quand il réussira à se pérenniser sous la forme des grands partis ouvriers sociaux-démocrates, puis léninistes et, enfin, staliniens.
Mais ce terrain de la guerre sociale, catégorie traditionnelle de la pensée insurrectionniste, est repensé par Tiqqun non pas à partir des idées de Babeuf ni même à partir de celles de La Commune, qui vit pourtant se heurter insurrection et contre-insurrection dans un premier temps, puis guerre révolutionnaire contre guerre civile dans un deuxième temps, mais, ô surprise, à la lumière des théories de Carl Schmitt sur la guerre civile.
Il faut préciser tout d'abord que, pour C.Schmitt, le postulat premier du politique est de permettre la distinction entre ami et ennemi. Dès lors, la tâche de l'État, en tant qu'acteur politique, peut être simplement d'assumer et de décider qui sont les ennemis non seulement extérieurs, mais aussi intérieurs. On a là une interprétation de C.Schmitt qui renvoie à l'utilisation que les fascistes ont fait de ses thèses. Cette conception de l'activité politique souveraine laisse donc libre cours à toutes les dérives d'un État dont la force paraît proportionnelle à sa capacité d'action. Plus l'État taperait du poing en désignant l'ennemi24, plus il serait fort. Ainsi, il est clair que l'insurrectionnalisme actuel interprète les événements de cette manière à chaque action de répression réalisée par les forces de l'ordre. Nous y reviendrons.

En outre, la conception d'une « guerre civile mondiale » part de l'idée d'un déclin des guerres entre États-nations à une époque ou l'arme atomique rend quasiment impossible un nouveau grand conflit ouvert, au profit d'une « guerre totale » que représenterait la guerre de guérilla. Pour Schmitt, les guerres à venir (c'est-à-dire actuelles pour nous) ont pour modèle la guerre révolutionnaire dont le but est de subvertir l'ensemble de la société à laquelle elle s'attaque et non pas seulement une force extérieure qu'il suffirait de vaincre militairement, mais finalement superficiellement en laissant tout le reste inchangé. Cette construction théorique de Schmitt rompt avec une vision traditionnelle de la guerre où s'affrontent des forces belligérantes relativement symétriques comme au cours des deux premières guerres mondiales puis de la « guerre froide ». Schmitt pense que la prochaine guerre ressemblera plutôt à une opération de police ou de politique intérieure menée au nom d'un nouvel ordre mondial — opposant des forces a priori dissymétriques et de natures très dissemblables25. En fait, l'ennemi sera de plus en plus un ennemi « intérieur », intérieur à l'État (intérieur à l'Empire, dit Tiqqun).
Tiqqun s'empare de ce schéma et se positionne comme un symbole de l'existence d'un ennemi potentiel dans ce monde. Un ennemi qui se désigne un autre ennemi en la personne de la police, bras armé (« machine de guerre ») du ministère de l'Intérieur et de ses diverses ramifications26. Mais comment Tiqqun va-t-il réussir le tour de force théorique d'intégrer son héritage marxiste (la guerre de classes) à son héritage schmittien (la guerre civile menée par les partisans) ? Cela reste pour le lecteur un mystère, un mystère qui cache une impasse, celle de s'appuyer uniquement sur les initiatives de l'ennemi pour espérer s'y opposer et le vaincre. En effet, dans la perspective de la guerre sociale il est bien évident que les classes mènent tour à tour l'offensive dans le cadre de la lutte des classes (ce qu'on appelle la dialectique des luttes de classes). Par exemple, la contre-révolution serait une réponse à la révolution. Mais, dans la guerre civile, la perspective change. Il n'y a plus de contradiction dialectique, mais une simple opposition entre dominants et dominés, et les premiers préparent à l'avance, par des techniques contre-insurrectionnelles... « l'insurrection qui vient27 ». On n'est pas loin des théories du complot, surtout quand Tiqqun insiste sur les « infiltrations et les exfiltrations » des groupes extrémistes comme pour s'en démarquer (p. 259).

Il s'agirait, pour les pouvoirs en place, de « former des hommes à la lutte contre nous » (p. 259), mais « nous », c'est qui et quels seraient les déterminations de ces nous qui les porteraient à résister si les dispositifs contre-insurrectionnels sont si préventifs et efficaces?
Par une suite logique, cette revue ne cite pas un seul des théoriciens de l'insurrection alors que Schmitt cite nommément Lénine ou Che Guevara, mais il faut reconnaître que ces figures révolutionnaires ne sont plus politiquement correctes, y compris dans le « camp » révolutionnaire ! On peut aussi noter qu'elle ne parle pas plus des embryons de guérillas plus récentes, comme celle des GAP de Gianfranco Feltrinelli en Italie, au début des années 1970 ou même celle menée par les BR peu après, ces deux dernières en référence plus ou moins marquée à la guérilla antifasciste28. Tiqqun en reste au modèle des Tupamaros uruguayens dont la stratégie est à couper le souffle : « Les mots nous divisent, les actes nous unissent » et les insurrectionnalistes des années 2000 ont repris cela en chœur29.

Tiqqun note seulement que dans la guerre de guérilla, le partisan est le combattant irrégulier, c'est-à-dire celui qui passe outre les conventions de la guerre tel que le droit international les a élaborées tout au long du XIXe et du XXe siècle parce qu'il n'en reconnaît pas la légitimité.
En fait, ce qui intéresse Tiqqun ici, ce n'est pas tant la stratégie de la guerre révolutionnaire (et on comprend alors pourquoi elle n'en cite pas des théoriciens reconnus même par l'ennemi, comme le général nord-vietnamien Giap) que les techniques contre-insurrectionnelles mises en place à partir de la bataille d'Alger, c'est-à-dire en milieu urbain. Tiqqun en vient donc à parler, dans Ceci n'est pas un programme (Tiqqun, II, p. 258-259), de cette guerre de partisans, en la raccordant comme Schmitt aux guerres de décolonisation et particulièrement à la guerre d'Algérie parce qu'elle aurait servi de terrain d'expérience pour le contrôle des populations civiles, « le marquage des individus à risque », « la guerre psychologique », « le massacre d'État », la manipulation médiatique, etc. Ces techniques furent aussi développées par l'armée anglaise en Irlande du Nord.
À travers ces techniques, ce serait l'État d'exception schmittien (Tiqqun emploie plus exactement le terme « d'état d'urgence permanent ») qui remplacerait l'État libéral, « la règle devenant un ensemble d'exceptions ».
Cette guérilla urbaine remet en question l'art de la guerre tel qu'il avait été théorisé préalablement sous sa forme classique clausewitzienne. En effet, ce « nouveau partisan » se distingue profondément du partisan des luttes anti-fascistes et même du partisan des luttes anti-coloniales qui représentaient justement des figures séparant complètement un combat ciblé et restreint contre un ennemi particulier, du reste des rapports sociaux. Le partisan était au service d'une « cause » extérieure à sa propre situation sociale, et l'anti-fasciste ou l'anti-colonialiste pouvait être bourgeois, prolétaire ou paysan, son statut étant secondaire30. En France, l'archétype en est Jean Moulin, chef de la Résistance, mais ex-préfet de la IIIe République.
Mais si la figure du partisan traditionnel est liée à la représentation d'un État de type État-nation à stratégie souverainiste (comme dans l'Appel du 18 juin du Général de Gaulle) ou à une lutte de libération nationale, elle cadre mal avec le contexte actuel d'un État-nation en déliquescence qui fait place progressivement à un État-réseau. En réalité, la position du partisan ne peut être tenable que face à un État qui fait bloc. Le partisan peut s'opposer à l'État fasciste car c'est l'archétype de l'État fort dans la mesure où il a neutralisé, au moins provisoirement, l'ensemble des contradictions sociales qui le traversent, mais c'est moins vrai dans un État faible déjà organisé en réseaux clientélistes et mafieux de par sa structure archaïque (l'Italie des années 70 où ce sont les réseaux clientélistes qui structurent l'État) comme l'a montré l'échec des GAP de G. Feltrinelli, conçus justement sur le modèle de la guerre de partisans31 alors qu'il n'existe plus de base arrière pour la faire vivre. Comment concevoir la pertinence de ce modèle dans le cadre d'un État qui s'est redéployé horizontalement en réseaux tout en se restructurant verticalement par niveaux hiérarchisés, mais coopératifs?32 Ceci apparaît d'autant plus difficile que Tiqqun définit l'Empire comme un ensemble de dispositifs en temps normal et qui n'existe visiblement, sous forme systémique, que dans la crise! Et de toute façon, comment faire coller ce néo-partisanat avec l'idée d'insurrection?
Le flou le plus total concerne cette question et c'est parfois le commandant Marcos et le Chiapas qui sont donnés comme modèle parce que, premièrement, il y aurait sécession au moins dans une aire géographique, même limitée, deuxièmement, parce qu'il y aurait une forme de guérilla latente qui n'est ni la guerre classique ni la lutte armée et enfin, troisièmement, parce qu'il y aurait prise d'appui sur le commun des liens indigènes33. Il en est un peu de même pour les références à Via Campesina et au Mouvement des sans-terre. Ou alors, ce sont les jeunes des banlieues des métropoles occidentales qui sont exemplaires dans la mesure où ils reproduisent, mais d'une manière transposée, la « guerre des pierres » en Palestine et le fantasme de quartiers qui reconstitueraient des bases arrière capables de bouter la police hors leurs murs. Mais le jeu du chat et de la souris n'est pas de la guérilla et, malgré certains faits d'armes mis en exergue, on ne peut à la fois annoncer des chiffres significatifs de victimes policières et dénoncer partout une occupation policière. En outre, si la police est considérée comme l'ennemi principal avec l'idée pas toujours explicitée que la répression va se renforcer, que cela va entraîner des bavures et des morts, donc de la révolte de masse et, finalement, un écroulement de l'État, il n'est absolument pas tenu compte de l'existence de forces militaires (450 000 hommes en France) appuyées sur des armes lourdes et prêtes à intervenir si le besoin s'en fait sentir.
Indépendamment des critiques qu'on pourrait formuler sur ces trois points, nulle différence n'est faite entre une situation où il existe encore ce qu'on peut appeler « une base arrière » pour la sécession et une autre, celle de nos grandes métropoles qui les a détruites. Le « rurbain » (Henri Lefebvre) a remplacé la division ville/campagne à l'exception de quelques régions inhospitalières qui laissent place à quelques expérimentations, le plus souvent individuelles. L'hypothèse foquiste ou guerilleriste dans les pays dominants ne peut pas se développer car elle ne rencontre pas de rapports sociaux qui pourraient lui servir de refuge.
En fait, on peut trouver deux acceptions insurrectionnistes de la notion de guerre civile.
Selon la première, la révolte se caractérise aujourd'hui « par l'action violente et décidée des insurgés qui occupent les rues et s'affrontent violemment avec tous les organes de l'État, mais aussi entre eux ». « Nous sommes à la veille de la guerre civile, nous sommes déjà dans la guerre civile34 ». Dans cette conception, on a une confusion entre d'un côté la barbarisation des rapports sociaux, comme conséquence de nos défaites précédentes et des soubresauts qui agitent la société capitalisée, et de l'autre avec ce que la dimension insurrectionnaliste comprendrait nécessairement de passion, de fureur, de sauvagerie, de « forces primordiales de la barbarie35 ». Cette guerre civile signalerait le retour du multiple contre le fantasme de l'Un. Dit autrement, le processus actuel de totalisation (l'Empire pour Tiqqun, la société capitalisée pour Temps critiques) naîtrait de la crise du processus d'universalisation liée aux Lumières.
Selon la seconde conception et pour Tiqqun, la guerre civile en cours est en réalité une guerre continue contre la population, et elle prend la forme d'une pacification armée, œuvre de la contre-insurrection comprise comme si c'était là une contre-révolution. D'ailleurs, « Comment faire? », Tiqqun (TII, p. 27) confirme cette confusion en parlant de contre-révolution « préventive ». Mais, en réalité, le dernier assaut prolétarien des années 1960-1970 n'ayant pas donné lieu à une révolution, il ne peut pas y avoir de contre-révolution. Il est plus juste de parler d'une dynamique de restructuration du capital qui se met en place après les défaites de la révolte de la jeunesse et de l'insubordination ouvrière de ces décennies-là. Dit autrement, ce sont les mouvements des années 1960-1970, y compris d'ailleurs les mouvements de libération nationale et les mouvements guerilleristes ou « foquistes » d'Amérique latine qui ont été battus et c'est le capital qui fait sa révolution36.
En fait, Tiqqun est obligé de forcer l'analyse en faisant exister comme prémisse à tous ses développements l'existence d'une réalité insurrectionnelle déjà présente supposant, comme on l'a vu, des dispositifs contre-insurrectionnels déjà à l'œuvre37, d'où l'emploi du terme de guerre civile. Si des indices de ces dispositifs existent bien, on peut quand même douter d'une réalité insurrectionnelle latente ou déclarée en Europe. Mais deux autres obstacles se dressent pour l'utilisation de cette notion. Tout d'abord, l'emploi de la notion de guerre civile nécessite qu'il y ait encore une société civile, conception largement empruntée à Hegel et Marx dans leur description de la société bourgeoise, mais qui ne vaut plus pour les individus égogérés de la société du capital. D'ailleurs, Tiqqun le reconnaît indirectement en disant que l'Empire est immanent à la société (Tiqqun, nº p. 21, 49, glose). Ensuite, la question de la guerre civile, telle qu'elle a été posée, en Europe, depuis les guerres de religion, est à mettre en relation avec celle de l'État à l'époque de la mise en place d'un État moderne mettant fin à la guerre de tous contre tous ou de chacun contre chacun comme le disait Hobbes. Pour ce faire, cet État devait justement organiser et encadrer une « société civile ». Or, c'est cet État qui est aujourd'hui en crise. En crise à la fois en sa qualité d'État-nation, et en sa qualité d'intégrateur et de pacificateur social. En effet, dans un premier temps (1945-75), l'État politique s'est fait État social sans sacrifier sa première fonction à la seconde, ce qui lui a permis de résister au dernier assaut prolétarien et aux mouvements de lutte armée38; dans un deuxième temps, l'État-nation devient un État-réseau dans lequel les institutions sont résorbées ou s'autonomisent afin de prendre des formes plus contractuelles, plus flexibles, se calquant sur le modèle du marché. Les institutions, mais aussi tous les anciens agents de médiation, se montrent incapables de s'adapter à la nouvelle donne qui privilégie le contrôle, y compris l'auto-contrôle plutôt que la pure discipline. L'État est donc devenu très fort en tant qu'« État du capital » à l'intérieur d'une société capitalisée qui n'a pu s'instaurer qu'après une véritable révolution du capital, une révolution qui n'est pas seulement économique, mais aussi anthropologique. Ce qui en découle est une situation de pacification sociale d'autant plus accomplie qu'elle est capable de réaliser la fin de la séparation entre État et société civile au sein de la société capitalisée. L'Allemagne et les pays scandinaves, le Japon à un autre niveau nous en fournissent les meilleurs exemples. Là où les institutions résistent c'est, comme en France, parce qu'elles sont encore investies non pas d'une simple fonctionnalité bureaucratique, mais d'une valeur politique entretenue par le pouvoir et ressentie par les dominés comme le souvenir, si ce n'est la marque actuelle, d'idéaux révolutionnaires ou au moins universalistes. C'est sur cette base que fleurissent des initiatives « citoyennes » qui se situent dans cet entre-deux.


L'Appel (2003)


qui est sans référence explicite à Tiqqun, n'en représente pas moins sa version militante. Le contexte historique y est réaffirmé, c'est celui de la « guerre civile mondiale » (Proposition II) et des conflits de nature asymétrique39. Les analyses sont précisées de manière à dégager des positions à caractère programmatique.
Dans la proposition I, c'est la notion de « sécession » qui est mise en avant et celle d'opposition, y compris extra-parlementaire, qui est critiquée car elle impliquerait une sorte de parallélisme entre des forces opérant sur le même terrain. Les auteurs semblent donc en rester à l'idée que le capitalisme est un ensemble de dispositifs qui font « systèmes40 » et définissent donc une clôture. S'y opposer ou le critiquer de l'intérieur ne peut à la limite que le renforcer41. Il y a là une filiation avec Tiqqun dans un refus de s'abandonner à la dialectique conduisant à un dépassement (Aufhebung) des contradictions à partir d'une seule totalité; mais il y a aussi une grosse différence, et pour nous plutôt une régression, dans le fait de ne pas voir le capital dans ses nouvelles dimensions. Le capital semble être une superstructure parmi d'autres ou un dispositif de pouvoir parmi d'autres, alors que la notion de « dispositif » employée par Tiqqun et tirée du vocabulaire deleuzien, puis negriste permettait, non sans risque, d'approcher la question de la mise en réseau du capital et des États. Néanmoins, L'Appel prolonge Tiqqun en faisant porter l'assaut non contre le seul capitalisme réduit à un mode de production comme dans la vision marxiste, mais contre la Civilisation (influence de Coeurderoy et des « cosaques ») et contre l'Empire, signalant par là que la lutte contre la domination est d'une bien plus grande ampleur que ne l'avait envisagé différentes générations de théoriciens de la révolution.
Pour les auteurs de L'Appel, il s'agirait donc de se désaffilier. La reprise (non revendiquée explicitement) de la notion sociologique de R. Castel inverse malheureusement le processus à l'œuvre. En effet, la désaffiliation, c'est la dynamique de restructuration du capital qui la produit et non pas la désertion des individus qui reste très marginale à l'intérieur de ce processus et qui ne se manifeste le plus souvent que par des pratiques ponctuelles ou occasionnelles de survie. Les formes de sécession historiques dont ils se réclament laissent un peu perplexe : elles mêlent la force d'irruption des Blacks Panthers à l'autonomie allemande pour les cantines collectives; le néo-luddisme anglais des maisons dans les arbres et de l'art du sabotage au choix des mots par les féministes radicales; enfin, l'autonomie italienne des auto-réductions à la joie armée du Mouvement du 2 juin allemand. C'est un « Appel » auquel beaucoup de personnes peuvent répondre tant les références sont diverses et hétérogènes.
Dans sa proposition III, c'est le recours à la « lutte criminelle » qui est avancé (là encore sans référence au mot d'ordre lancé par le groupe italien Comontismo en 1970 car il faut toujours faire croire qu'on fait preuve d'originalité). Néanmoins, une référence historique intéressante est faite au mouvement ouvrier américain de la fin du XIXe au début du XXe siècle, qui n'a pas hésité à se confronter violemment à l'État et aux patrons parce qu'il n'était pas phagocyté par la social-démocratie42.

La critique de l'activisme est développée mais reste ambiguë car, si l'activisme qui est présence à l'événement est préféré au militantisme défini comme absence à la situation, le texte reconnaît que le premier ne perdure qu'en rejoignant le second. En fait, c'est une position immédiatiste qui s'exprime dans les deux cas. Une position forcément immédiatiste puisqu'elle s'articule (proposition IV) avec l'idée du lien à construire entre vie et pensée de façon à rendre « le monde sensible » et à lutter contre toutes les séparations (proposition IV). Le texte fait la critique du « libéralisme existentiel » au nom duquel chaque individu pense choisir sa vie et faire son choix, mais ses auteurs s'excluent trop facilement de cette tendance, eux qui veulent justement « dépasser » le problème du rapport entre conditions objectives et conditions subjectives par le simple fait de ne pas tenir compte des premières.
La proposition V revient sur la nécessité de la « lutte criminelle » en affirmant de façon provocatrice que « la possibilité de former des gangs n'est pas pour nous effrayer; celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt ». La fin justifie les moyens à partir du moment où la première fin est d'accroître la « puissance ». Tous les lieux qui le permettent sont à créer ou à pénétrer, ainsi le milieu des squats avant qu'ils ne se transforment en une scène internationale où les normes nouvelles de l'existence remplacent les exigences d'une stratégie.
Enfin, les propositions VI et VII abordent la question de la « communisation », ce qui indique un petit détour, là encore non mentionné, vers les thèses des « communisateurs » et particulièrement des groupes-revues Théorie communiste, Meeting et Trop Loin. Mais cette communisation est plus envisagée comme une prise sur le tas anarchiste pur jus ou, à la limite, comme une forme de partage des richesses que comme une saisie collective des moyens de production. C'est d'ailleurs logique puisque la brochure ne se situe pas sur le terrain de la valorisation et de la production, mais on touche là aux limites de tout bricolage théorique. La communisation est perçue comme l'action purement subjective des individus de la sécession (on retrouve la proposition i), c'est-à-dire d'une avant-garde qui ne dit pas son nom, mais qui annonce triomphalement « Nous avons commencé. » Les autres ne pourront que s'y joindre mais, auparavant, ils ne sont que des individus de la soumission.
Autre différence avec les communisateurs, c'est que si les deux tendances disent qu'il ne doit pas y avoir de phase de transition, mais communisation immédiate, les appellistes entendent par-là Faction immédiate pour développer des lieux et pratiques alternatives alors que pour les communisateurs il ne peut exister d'îlots de communisme avant que les conditions d'une communisation de grande ampleur ne soient réunies.
L'alternative des appellistes est toutefois très différente de ce qu'on pourrait appeler l'idéologie des « alternatifs » car ils la conçoivent comme s'insérant à la guerre civile, comme processus.
C'est cette idée de processus que l'IQV va reprendre, mais il ne s'agit plus tant d'un mouvement vers la communisation que d'un mouvement vers l'insurrection même s'il peut passer par le développement de la forme Commune : « Une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société : la famille, l'école, le syndicat, le club sportif. » (p. 90)

L'Insurrection qui vient


n'apporte pas vraiment de points nouveaux par rapport à Tiqqun et à L'Appel. Il représente plus une synthèse de divulgation qu'un approfondissement. C'est pour cela qu'il procède par thèmes (les « cercles ») et tente de faire le tour des questions « de société ». Il n'empêche qu'au détour de certains thèmes, il précise des points qui permettent de mieux distinguer l'insurrectionnalisme du gauchisme ou de l'anarchisme encarté syndicalement ou politiquement.
C'est le cas, par exemple, de la question du travail où sans aller jusqu'à théoriser que le capital est un rapport social (nous avons vu que c'est une faiblesse d'ensemble de ce courant) insiste sur deux côtés du travail, à la fois exploitation et participation (p. 30), sur le fait que le travail a triomphé (il est « la seule façon d'exister »), niais que le travailleur est devenu superflu (ce que nous appelons « l'inessentialisation de la force de travail »).
Nous vivrions ainsi dans « une société de travailleurs sans travail », comme disait H. Arendt il y a déjà longtemps.
Il est à remarquer que pour décrire cette tendance actuelle au « non-travail »; l'IQV emploie le terme de paradoxe là où les marxistes emploient celui de contradiction sans nous dire si c'est par refus de la dialectique ou si c'est vraiment parce qu'elle pense qu'il n'y a pas de contradiction là-dedans, mais seulement une tendance lourde du capitalisme qui n'enclenche aucun processus révolutionnaire de la part de ce qui est vu, par les gauchistes ou des anarchistes, comme l'émergence possible d'un « nouveau sujet ». En tout cas, l'IQV critique cette tendance à voir dans le précariat une panacée et s'exprime on ne peut plus clairement là-dessus et on ne peut qu'être d'accord avec cette affirmation : « [...] être précaire, c'est encore se définir par rapport à la sphère du travail, en l'espèce, à sa décomposition. » (p. 29)
C'est aussi le cas de la question de la forme démocratique au cours de l'action. Nous avons vu que les groupes précurseurs étaient parfois partisans d'un « assembléisme » qui, à l'époque, tranchait avec les vieilles pratiques du mouvement ouvrier ou même avec des positions plus traditionnellement conseillistes. Un assembléisme qui, au moins en France depuis 2003, est malheureusement devenu une mode pour tous les gauchismes. L'IQV prend clairement ses distances avec ce « démocratisme radical43 », qu'il se manifeste sous la forme d'une croyance en la possibilité de former des néo-syndicats non bureaucratisés ou encore sous celle d'une préférence pour des coordinations régulièrement noyautées par différentes tendances trotskistes44 ou, enfin, en faveur d'une « autonomie » ou de « l'auto-organisation » par le biais d'assemblées générales qui sombrent non sous les palabres, mais sous le bureaucratisme des tours de parole et la manie des votes pour des motions ou des mandats octroyés à des personnes qui ne représentent qu'eux-mêmes ou leur organisation45. Pourtant, l'IQV ne fétichise donc pas la forme : « Il n'y a pas une forme idéale à l'action. L'essentiel est que l'action se donne une forme. » (p. 114)


1 Cf. le tract intitulé « Nous parlons de la richesse qui nous manque », p. 118 du nº 2 des fvm (avril 1979).
2 Sur ces points on pourra consulter Introduction à la science de la publicité, éd. Champ Libre, 1975; Une enquête sur la nature et la misère des gens, éd. Champ Libre, 1976.
3 Cf. p. 45-50 et p. 96 du numéro 4, des notes sur les « rodéos » des Minguettes à Vénissieux et p. 80-94 des notes sur les émeutes de Brixton.
4 Il est à noter qu'un cercle de jeunes prolétaires de Turin se crée en 1977 et prend le nom de Cangaceiros. Il se livre à des opérations d'expropriation et d'autoréductions sauvages (cf. Marcello Tari. op.cit, p. 167).
5 Cf. Le numéro 2, p. 83-86. Certaines des informations ici reprises (surtout celles qui proviennent des luttes contre les prisons et en solidarité avec les prisonniers révoltés) proviennent aussi d'une brochure d'un ancien Cangaceiro, écrite en anglais en 1995 et traduite en français en juin 2000 sous le titre de La piste brouillée des Cangaceiros dans la pampa sociale. Cette brochure comprend aussi une partie d'auto-critique sur les rapports entre action clandestine, illégalisme et terrorisme.
6 Ces actions eurent un certain retentissement surtout au moment du procès d'A. Khalki qui avait essayé de libérer ses camarades Courtois et Thiollet. À cette occasion, le réseau du métro fut bloqué pendant plus d'une heure par le lancement d'objets lourds sur les voies.
7 Devant le projet de construction de 13000 nouvelles cellules par l'administration pénitentiaire, le groupe répond par la distribution du dossier nommé « 13000 Belles » qui fera figure de manuel d'évasion pour la presse. Le journal Mordicus en fera pour sa part la publicité.
8 cf. L'article « Hommage aux Asturies », p. 37-46 du no 2.
9 cf. L'article « L'assemblée est notre arme fondamentale » (ibid, p. 47-57) qui développe l'idée de l'assemblée comme forme de communication et de « publicité » (p. 57). On discerne ici l'influence théorique de J. P. Voyer déjà présente chez les Fossoyeurs du vieux monde (cf. p. 17 de leur numéro 3).
10 Nous avons déjà évoqué cette question dans un supplément de la revue Temps critiques : « Les semences hors sol du capital » (septembre 2000 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article97). Nous y disions : « En pratiquant l'installation en dehors des normes imposées par la politique agricole, mais aussi en développant des formes de solidarités et d'échanges de savoir, ces collectifs (le mouvement “Droit paysan” par exemple) semblent réactiver à leur manière l'ancienne stratégie des “bases arrière” que les révolutionnaires et les résistants établissaient jadis dans les montagnes. Mais il y a-t-il encore un “avant” et un “arrière” dans la société capitalisée et pour les luttes contre le capital aujourd'hui? » (p. 7)
11 On peut remarquer qu'un ex-membre des Cangaceiros, Georges Lapierre, est aujourd'hui très dithyrambique par rapport à ces communautés du Chiapas.
12 Cf. l'article « Brick keeps britain beautiful » (la brique fait le charme de l'Angleterre).
13 Cf. L'article « Minguettes blues », dans le numéro de janvier 1985, p. 7-­17. Une enquête sur les conditions de vie dans les quartiers de Marseille avait déjà été écrite fin 1984 par deux futurs Cangaceiros et sera publiée dans le nº 1 de la revue, p. 23-34, sous le titre « Rapport sur Marseille ».
14 Si la notion de « pauvre moderne » a déjà été développée dans l'Internationale situationniste, il s'agit plutôt ici de la notion prise au sens de J.-P. Voyer, proche de l’is au début des années 70, une notion qui ne se réfère pas uniquement à une critique de la fausse richesse capitaliste, mais aussi au fait que la dimension classiste n'est plus opérante. Le terme même de prolétaire devient donc inadéquat car trop restreint et trop marqué par son caractère encore classiste, la référence n'est plus la classe ouvrière.
15 Lire la chronologie de cette action sur le site de « Basse Intensité » : http://basseintensite.internetdown.org/IMG/pdf/tmb-chronolight.pdf.
16 Les locaux de la direction du collège des Noirettes à Vaulx-en Velin y furent d'ailleurs brûlés et pour de « bonnes » raisons, après des grèves d'élèves contre les méthodes musclées de cette même direction, grèves qui ne furent pas soutenues par les enseignants (six grévistes seulement dont un seul titulaire membre du sgen-cfdt).
17 Si ce problème s'est posé pour les fvm ou Os Cangaceiros, c'est parce qu'ils n'étaient pas de la région lyonnaise. Mais il semble que le problème se repose aujourd'hui d'une manière plus générale parce que la déterritorialisation est devenue telle que les insurrectionnalistes, dès qu'ils ne se contentent pas de créer de nouveaux milieux comme à la Croix-Rousse à Lyon, ou à Belleville, à Paris, ou à Montreuil, en très proche banlieue parisienne, ont tendance à imaginer des nouvelles formes de réenracinement. Tarnac, c'est la campagne, mais c'est plus problématique en zone urbaine.
18 Bibliothèque des émeutes : « De l’émeute », no 1, 1990.
19 Comme c'est souvent le cas dans les écrits apologétiques de l'émeute, les auteurs de cette Bibliothèque confondent immédiateté et spontanéité. Leur immédiatisme fait du moment de l'émeute une sorte de happening participatif, une catharsis collective qui viendrait expulser les ressentiments et les colères des émeutiers. Si l'émeute peut s'attaquer aux signes et aux symboles des médiations étatiques et du pouvoir du capital, son intervention est d'abord instantanée, en dehors d'une temporalité sociale et, donc, de toute perspective sur l'avenir. Son rythme est celui de l'urgence et de la destruction-dévastation. Avec une tout autre intention, bien sûr, mais dans le même espace hors temps, on assiste à ces opérations commandos du capital illimité, celles des « patrons voyous » qui déplacent en une nuit les machines ou celles des « patrons escrocs » qui s'enfuient avec la caisse comme cela se produit fréquemment en Chine aujourd'hui dans les entreprises de sous-traitance.
20 On retrouve un peu ceci en France aujourd'hui avec la fierté des « 9-3 » de la Seine-Saint-Denis.
21 Comme le remarque Jacques Wajnsztejn dans son article « Réflexions sur Tiqqun » du nº 15 de Temps critiques : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article213. L'absence de références explicites semble correspondre à une volonté de rupture où ce qui est « emprunté » serait tellement mis dans une autre perspective que cela ne vaut plus la peine d'en parler. Le langage et les pratiques situationnistes sont ainsi largement utilisés (« la vérité de l'époque », « la création de situations », « l'apparence s'autonomise de tout monde vécu », la critique du spectacle) en dehors de leur contexte.
22 « Tu ajoutes que cette marche vers la conquête de la parfaite égalité ne pourrait encore s'opérer que par les horreurs de la guerre civile. La guerre civile! Je te demanderais s'il en est une plus horrible que celle qui existe perpétuellement dans l'établissement de la propriété, par le moyen de laquelle chaque famille est une république à part, qui, par la crainte d'être dépouillée, et l'inquiétude constante de manquer, elle ou les siens, conspire sans cesse pour dépouiller les autres » (Babeuf : Lettre à Antonelle, citée p. 48 de La Ballade du temps passé, de Philippe Riviale, Anthropos, 1977.
23 Nous suivons toujours Babeuf : « La classe qui reste toujours calme [...] ne voit jamais dans les mouvements populaires que les emportements d'une multitude indomptée [...] Il n'y eut que la multitude de ce que cette classe-là appelle la canaille parisienne qui s'ébranla; et quelque nombreuse que puisse être la multitude parisienne, elle ne représente qu'une poignée de factieux relativement à la population de toute la France. » (Albert Soboul [avant-propos], Babeuf et les problèmes du babouvisme, Paris, Éditions sociales, 1963). Tout y est : la canaille à la place de la « racaille », la multitude... Babeuf y rajoute le « Parti insurrecteur » qui vise, par son action, à porter dans les faits ce qui n'existe que comme tendance. C'est un mouvement qui mène à la communauté en ce qu'il fait des mobiles, des actes de chacun, la destinée de tous. Ne dirait-on pas l’iqv ? Et, dans cette insurrection, tous devraient quitter leur rôle spécifique et leurs quartiers, se répandent dans les endroits les plus inattendus et ne pas se renfermer sur soi comme ce fut le cas en 1848.
24 « Il faut garder à l'esprit que toute pensée politique commence par une prise de parti et par une division [...] Le critère du politique est la distinction entre ami et ennemi. », p. 129, Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale, éd. Ère, Paris, 2007. C. Schmitt est un théoricien allemand du droit qui développe l'idée d'une souveraineté absolue de l'État. Bien que représentant de la droite conservatrice, certaines de ses thèses comprennent, comme souvent dans l'Allemagne des années 1920-1930, une critique de la société bourgeoise. C'est d'ailleurs cet usage de Schmitt qui fait que la presse allemande de gauche (le Tageszeitung du 23 novembre 2010) a fortement critiqué les thèses de l'iqv qui viennent d'être traduites en allemand. « Les auteurs s'appuient sur Carl Schmitt, le juriste principal du IIIe Reich, dont ils reprennent les thèses sur l'État d’exception [...], ou la notion de politicien. Une autre influence déterminante est celle du philosophe Heidegger dont la pensée a servi le national-socialisme. Son ressentiment contre la technique et le monde moderne ont notamment inspiré le livre. » On laissera à ces « de gauche » la responsabilité de leur jugement, mais il est un fait certain, c'est que des actions récentes en Allemagne (un commando mystérieux vient, début novembre 2010, de sectionner un câble électrique perturbant gravement le trafic ferroviaire pour empêcher l'acheminement de déchets nucléaires) font craindre une contagion des thèses insurrectionnistes. Les Grünen allemands déclarent d'ailleurs à leur congrès de Fribourg « Il est de la responsabilité des Verts que la colère qui monte de la société reste dans un cadre démocratique. » Les pompiers sont déjà là avant même qu'il y ait le feu!
25 C'est une position que nous avons largement développée dans le volume III de l'anthologie des textes de Temps critiques : Violence et globalisation, à partir de la première intervention en Irak (1991), puis dans le texte « Soubresauts » avec l'apparition de nouvelles formes de terrorisme (2001). Mais nous n'en inférions pas que ce schéma puisse être transférable à ce qu'on avait coutume d'appeler la « guerre de classe ». Au contraire même, puisque nous récusons clairement aujourd'hui la possibilité ou la résurgence d'une telle guerre de classes.
26 « Mais le monde auquel il naît (le Bloom) est un monde en guerre dont tout l'éblouissement tient à la vérité tranchante de son partage entre amis et ennemis. La désignation du front participe du passage de la ligne, mais ne l'accomplit pas. Cela seul le combat le peut. » Tiqqun, nº 1, « Théorie du Bloom », 1999.
27 Rien ne montre mieux cela qu'une citation de la page 261 : « Si nous perdons à Belfast, nous aurons peut-être à nous battre à Brixton (là où il y a déjà eu des situations d'émeutes dans les années 80. NDLR) ou à Birmingham. De même que l'Espagne des années 1930 était une répétition pour un conflit européen généralisé (les combattants de la cnt, de la fai et du poum apprécieront! NDLR), de même, peut-être, ce qui se passe en Irlande du Nord est une répétition pour une guerre de guérilla urbaine généralisée à l'Europe et plus particulièrement à la GB. » (Le président d'un colloque de 1973 sur le rôle des forces armées dans le maintien de l'ordre dans les années 1970.)
28 Pourtant, elle pourrait tirer profit de certaines analyses, rétrospectives toutefois, d'individus qui s'y sont trouvés engagés directement : « Le paradoxe de la pratique de la guérilla, lorsqu'elle se développe en l'absence de guerre civile, est le suivant : la justice restauratrice (qui est à la base de l'idée socialiste) ne peut alors qu'être remplacée par son contraire, l'idée violente d'une justice punitive qui, par sa nature même, ne peut accomplir l'objectif socialiste. La “propagande” de la guérilla fonctionne comme une sanction pénale, parce qu'il est impossible de libérer la moindre “zone occupée”. Par conséquent, la pratique de la guérilla se réduit à celle d'une sorte d'État parallèle, qui lui-même se réduit à sa principale fonction : celle d'un tribunal pénal » (Vincenzo Guagliardo, militant ouvrier des BR, emprisonné, cité dans le nº 22 de la revue Ni patrie ni frontière, 2007).
29 C'est, par exemple, mis en exergue d'un texte important de l'insurrectionnalisme : « Manifeste pour une désobéissance générale », reproduit dans le no 27-28-29 de npnf, p. 93-104). Comme c'est souvent le cas dans les textes insurrectionnalistes, on y trouve pêle-mêle les Tupamaros et Gandhi, un discours catastrophiste sur l'état du monde et la possibilité d'en sortir, la nature quasi essentialiste de la soumission et la capacité à désobéir, de façon généralisée.
30 Pour une critique de ce partisanat, on peut se référer à ce qu'en disaient la gauche italienne et Bordiga : Cf. Sur le fil du temps : « Marxisme ou partisanat », Bibliothèque internationale de la Gauche communiste, http://sinistra.net/lib/bas/battag/ceju/cejueduzuf.html. L'insurrection ouvrière y est opposée à toutes les formes de partisianisme ou de légionarisme qui bradent la lutte pour soi-même et sa classe au profit d'alliances en vue d'un combat militaire douteux (la « résistance ») contre un système totalitaire (nazisme ou fascismes). Cette position a eu une force certaine quand on pense à la défaite du prolétariat espagnol enchaîné à « sa » démocratie, mais elle est entachée de son paradigme classiste. Il n'est toutefois pas inutile de la rappeler quand, aujourd'hui, les appels à la résistance se multiplient contre des formes de pouvoir qui se fasciseraient.
31 À une autre échelle, c'est cette impossibilité que reconnaissaient, par défaut, Michèle Firk et Pierre Goldmann en s'exilant en Amérique du Sud peu avant Mai 68 devant l’évolution d'une société et de rapports sociaux qu'ils ne comprenaient plus mais qu'ils auraient voulu détruire violemment. Tous les deux le payèrent de leur vie, Firk directement sur place en 1968, Goldman indirectement en France en 1979.
32 Sur ce point, on pourra se reporter à l'article du no 15 de Temps critiques, « Capital, capitalisme, société capitalisée » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206.
33 Cette référence au Chiapas est très explicite dans le texte Rupture (op. cit.), mais il n'y a là rien d'étonnant quand on sait la porosité des milieux altermondialistes et insurrectionnalistes.
34 Cf. A corps perdu no 3, p. 7.
35 Ibid., p. 10 et encore : « Dans l'explosion de ses frénésies, la barbarie nous propose d'assumer courageusement la part dangereuse, y compris inadmissible et antisociale, de nous-mêmes. » (p. 12) Référence explicite est faite à Cœurderoy (Hurrah!!! ou la Révolution par les Cosaques) et Bakounine.
36 Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L'Harmattan, 2007.
37 Cf. M. Rigouste, L'ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Ed. La Découverte, 2009.
38 Comme l'écrit M. Tronti dans La politique au crépuscule, éd. de l'Éclat : « Le mouvement ouvrier n'a pas été battu par le capitalisme, mais par la démocratie. » Nous pourrions rajouter : une démocratie qui ne lui est pas extérieure dans la mesure où elle n'est que l'expression politique de la dépendance réciproque entre capital et travail au sein du rapport social capitaliste.
39 Si ces conflits sont bien rendus par l'ancien exemple du Vietnam et des groupes de résistance palestiniens, basques ou irlandais, dans une époque plus récente par les attentats de 2001, cela reste dans le cadre d'une lutte entre États ou prétendants à la construction d'un nouvel État. En dehors de cette perspective, les Black Panthers, les Weathermen et la RAF sont bien placés pour parler des limites, pour ne pas dire des impasses de leurs stratégies.
40 Sur ce point, la critique faite à L'Appel par la revue Meeting qui lui reproche de ne pas voir le capitalisme comme un système mais seulement comme un dispositif semble manquer sa cible. Ce qui est en jeu ici c'est la perspective, dialectique négative pour les marxistes et Meeting, puissance affirmative des forces pour les tiqqunistes deleuziens.
41 On retrouve ici une position qui sera celle de la revue Invariance, à la fin de sa série II (années 1970).
42 À noter comme un clin d'œil au futur « comité invisible » de l'iqv que les sabotages et grèves sauvages des Wobbly (membres des Industrial workers of the world ou iww) des années 1910-1920 furent animés par un « comité inconnu » (cf. M. Tari, op.cit, p. 104).
43 La formule est de Roland Simon, Le démocratisme radical, éd. Senonevero, 2001.
44 « Toute coordination est superflue là où il y a de la coordination. » (iqv, p. 112)
45 « L'assemblée des présences » plutôt que « l'assemblée générale » (ibid., p. 113).