Sunday, December 16, 2012

En guise de conclusion provisoire


EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE


La plupart du temps, les insurrectionnalistes semblent refuser de se pencher sur leurs présupposés et ce qui en découle dans leur propre pratique. Pourtant, le texte de l'IQV présentait l'intérêt d'être une tentative de transférer les points théoriques développés dans Tiqqun en pratiques effectives. Néanmoins, l'aspect programmatique des positions de Tiqqun reste non critiqué1, tout comme les propositions de ne qui apparaissent comme de simples recettes. Ainsi, les blocages des universités ou autres lieux ne sont pas analysés comme découlant du blocage de flux dans le cadre d'une société du capital organisée en réseaux, mais d'une façon plus immédiate comme agitation, occupation ou détournement de lieux, dégagement d'espaces oppositionnels. Les initiatives militantes paraissent alors indépendantes de déterminations objectives, pures subjectivités en acte.
On en revient toujours à la même chose, c'est-à-dire au chaînon manquant qui n'est pas propre à l'insurrectionnalisme, façon Tiqqun, puisqu'on le retrouve dans l'anarchisme, à savoir l'absence d'analyse des transformations du capital. Par exemple, pour Les Indésirables « il ne reste plus que l'attaque anonyme et généralisée contre les structures de la production, de l'information, du contrôle et de la répression. Ainsi seulement il sera possible de s'opposer au double mouvement du capital, en entravant l'atomisation brutale des individus et en empêchant en même temps la construction de “l'homme nouveau” de la cybernétique, avant que les murs sociaux qui devront l'héberger ne soient achevés ». Ce passage est révélateur à double titre. Tout d'abord le concept d'attaque est au cœur de l'idéologie insurrectionnaliste2 et elle ne se fonde pas sur une avant-garde libératrice parce que « le système ne craint pas les actes de sabotage en eux-mêmes, mais leur extension sociale.3 »
Le capital est réduit à une structure même si on a parfois l'impression que les insurrectionnalistes ont fait une critique, au moins implicite, de la notion de « système » et il n'est pas vu non plus comme un rapport social entre les hommes qui exclut toute opposition binaire : eux-nous.
La conception subversive qui en résulte ne peut qu'être réduite elle aussi à la dimension d'un sabotage généralisé contre les « structures » matérielles sans chercher à comprendre pourquoi « les structures » mentales des individus dominés ne suivent pas cette « attaque généralisée » alors que, pourtant, toute la démarche insurrectionnaliste s'auto-justifie sur la base d'une urgence qui devrait pourtant être aussi ressentie par le plus grand nombre.
La « solution » pour certains, c'est de faire resurgir la minorité anarchiste de Bakounine mâtinée de la conscience venant de l'extérieur de Lénine. Écoutons Bonanno : « Au niveau insurrectionnel, c'est-à-dire au niveau du choix des objectifs partiels à isoler et sur lesquels gagner, même en cas d'inertie provisoire de la grande majorité des exploités, la minorité anarchiste est agissante. C'est pourquoi elle doit se doter des instruments minimaux indispensables — organisationnels et pratiques — qui lui permettent de réaliser concrètement ces objectifs partiels, de manière à éviter qu'ils restent du pur domaine des velléités spontanéistes4. » Bonanno essaie ainsi de réintégrer la révolte et la rage d'aujourd'hui dans le modèle ancien pour en faire un « anarchisme insurrectionniste » et non pas un insurrectionnalisme aux couleurs de l'anarchie. Ce n'est évidemment pas qu'une question de mots. Il faut doter le rebelle d'un projet car « il serait stupide de croire que tout doit venir du peuple insurgé ». Et « ce projet, ne serait-ce que dans ses méthodes, doit exister avant. Il doit avoir été élaboré avant, même si ce n'est pas dans chaque détail et autant que possible, avoir été expérimenté ».
Il y a peut-être conscience d'un problème, mais sa solution n'est envisagée qu'à travers un modèle organisationnel. On nous parle d'un projet, mais quelles en sont alors les perspectives? En quoi, par exemple, la critique des technologies du capital débouche-t-elle sur des alternatives? Pourquoi espérer ou comment faire que la charge destructive des révoltes et la rage négative des émeutes se transforme en création de nouveaux rapports? Comment espérer en la libération des subjectivités si la plus grande masse des individus est renvoyée à une situation de pure soumission? Encore une fois, la société est posée comme un à-côté, comme une extériorité au soi de l'individu ou même comme quelque chose qui n'existe plus5. C'est en effet l'illusion produite par ce que nous appelons par antiphrase « la société capitalisée ».
On a l'impression d'une absence d'analyse, de questionnements et de débats sacrifiés à l'activisme et à des proclamations qui donneraient sens à l'ensemble. Bien sûr, il y a des exceptions comme dans le texte Rupture (op. cit.) mais les contradictions ou incohérences y sont nombreuses : tous les dispositifs de pouvoir s'équivaudraient. On a une sorte d'aplatissement de la critique en résonance avec l'idée que toutes les dominations sont de même nature, qu'on peut les attaquer ou les refuser dans un même mouvement. C'est à la fois la notion de pouvoir et celle de dispositif qui sont mal analysées. Le pouvoir est défini comme rapport (début du texte), ce qui inclut effectivement, et nous sommes d'accord, que nous n'y sommes pas extérieur et que, donc, on ne peut tracer de frontière définitive entre amis et ennemis, entre intérieur et extérieur et qu'il y interdépendance et réversibilité des positions (cela renvoie au rapport maître/esclave et à la lutte des classes entre travail et capital), mais alors, si la perspective reste dialectique, il devient impossible de parler de sécession ou de désertion, sauf à se condamner à rester infinitésimal en survivant dans les pores de la société. C'est peut-être pour cela qu'à la fin du texte, on est tout étonné de s'apercevoir que le pouvoir est maintenant défini comme relation et non plus comme rapport, ce qui permet effectivement, en théorie du moins, d'envisager la cessation de la relation, la désertion, les lignes de fuite et autres pratiques de rupture.

Quant aux dispositifs, ils sont trop souvent confondus avec des éléments d'une superstructure de domination qui serait devenue première par rapport aux rapports de production. Là encore, c'est ce qui permettrait de s'en détacher puisque finalement tout est question de subjectivité et de désir. Chaque dispositif aurait son « en dehors » et « il ne tiendrait qu'à nous de... ». La critique, juste, de l'existence d'un « Système » ou de « l'Empire » fait disparaître toute composante objective de la domination. Les perspectives n'apparaissent pas alors comme de véritables pratiques alternatives mais comme participant d'une idéologie alternativiste comme il y a des pratiques insurrectionnistes à côté d'une idéologie insurrectionnaliste.
Il s'agit de reconstruire dès maintenant et même dans son coin, tout en restant à l'écoute des événements. Suivant les perspectives, il y a donc des insurrectionnalistes de l'urgence (les anarchistes individualistes) et des insurrectionnalistes de la patience6 (les insurrectionnalistes alternativistes). « Nous avons le temps » disait déjà Tiqqun II, p. 147, « Une métaphysique critique... »).
La « pauvreté théorique » retracée ici, on la trouvait déjà au sein des groupes de lutte armée des années 1960-1970, à partir du moment où l'entrée dans la clandestinité imposait ses nécessités « techniques » à une analyse de fond qui avait pourtant précédé les grandes luttes italiennes (l'enquête ouvrière à la Fiat, l'analyse des transformations techniques du procès de production menant à une critique de la neutralité de la technique et aux thèses opéraïstes). Mais ici, les insurrectionnalistes ne sont pas entrés dans la clandestinité et confondent bien souvent l'anonymat relatif de leurs pseudos et clandestinité. I'IQV nous en fournit un exemple quand elle essaie de concilier les deux en une sorte de semi-clandestinité qui rappelle les mouvementistes italiens des années 1970. D'un côté, il faut affirmer la visibilité de communes puisqu'elles doivent servir d'exemples concrets, mais, de l'autre, il faut « ne pas se rendre visibles, mais tourner à notre avantage l'anonymat où nous avons été relégués et, par la conspiration, l'action nocturne ou cagoulée, en faire une inattaquable position d'attaque » (p. 102). Mais ces deux aspects de l'activité ne sont pas compatibles longtemps. L'exemple de Tarnac le montre suffisamment. Alternative et révolution ne sont pas à opposer, ce que nous répétons d'ailleurs depuis dix ans, mais elles n'ont pas la même temporalité et l'idée de processus ne résout pas tout.
Qu'est-ce qui justifie alors le silence des insurrectionnalistes sur leurs choix tactiques et idéologiques7 alors qu'en filigrane, la question de l'insurrection repose à nouveau, mais différemment la question de la révolution? Est-ce le fait que l'Histoire pèserait d'un trop grand poids après la désolation soviétique et stalinienne et qu'il faudrait en rester à des conduites de résistance associées à des pratiques élémentaires de survie? On ne peut en tout cas S'en tirer avec une affirmation toute agambienne de « l'insurrection qui vient » et des dires tous vaneigemiens, au tournant de telle ou telle page, qui laissent croire que l'insurrection est déjà là dans tous les actes de vie8 ou que l'émeute n'a jamais cessé depuis 2005. Ce genre de thèse (cf. p. 8 de l'IQV) reçoit même sa légitimation universitaire quand un anthropologue comme A. Bertho, spécialiste des émeutes urbaines et animateur d'un site sur la question, la soutient aussi. Par la collation et juxtaposition de toutes les émeutes dans le monde, il en arrive à la conclusion que notre époque est bien plus contestatrice, surtout en ce qui concerne la jeunesse, que la période des années 1960-1970, alors qu'entre mai 1963 et mai 1968, on dénombra 239 émeutes urbaines distinctes aux États-Unis, impliquant au moins 200 000 participants, qui débouchèrent sur 8000 blessés et 190 morts. Pour le seul 4 avril 1968, à la mort de Martin Luther King, des émeutes eurent lieu dans 125 villes disséminées sur 28 États, aboutissant à la mort de 47 personnes (source : Johann Kaspar : Nous ne revendiquons rien, Ed. Senonevero, 2010.)
Contestatrice de quoi, on ne le saura pas. Même constatation pour le film sur « Le Temps des émeutes » passé sur Arte qui confond révolte de la jeunesse contre les valeurs bourgeoises encore vivaces, mais désuètes dans ces années 1960-1970, et l'insatisfaction et le ressentiment d'une fraction de la jeunesse dans la société capitalisée des années 2000.

J. Wajnsztejn et C. Gzavier (printemps-automne 2011),
avec les précisions bienvenues de P. Vener.


1 L’iqv et les insurrectionnalistes semblent oublier que la plupart de leurs présupposés théoriques sont contenus dans le texte de Tiqqun intitulé : « Ceci n'est pas un programme »!
2 Dans son article : « L'anarchie insurrectionnelle : s'organiser pour l'attaque », la revue Do or Die écrit (no 10, 2003, repris et traduit dans npnf, p. 418) : « L'attaque est le refus de la médiation, de la pacification, du sacrifice, des accommodements et des compromis dans la lutte. C'est en agissant et en apprenant à agir, pas en faisant de la propagande, que nous ouvrirons la voie à l'insurrection, même si bien sûr l'analyse et la discussion ont un rôle à jouer et servent à clarifier les façons d'agir ».
3 Ibid., p. 419.
4 A. Bonanno, « Qui a peur de la révolution? », Anarchismo, 35, 1981.
5 C'est la conclusion à laquelle arrive A. Touraine, le sociologue du social par excellence, dans son dernier ouvrage : Après la crise, Paris, Le Seuil, 2010.
6 Comme le dit un passage de l'introduction de Deuxième Round qui fait suite à Premier Round (op. cit.) : « Maintenant que nous n'avons plus à craindre la fin (sous-entendu : du mouvement. NDLR) nous avons tout le temps. »
7 La production d'écrits en dehors de l'agitation est très faible (hormis le dossier qu'y consacre le no 3 de la revue A corps perdu) et le texte Rupture. On leur substitue des textes comme ceux d'Os Cangaceiros ou des brochures et autres recueils sans ajout critique significatif. Il est à noter quand même les efforts d'un groupe théâtral et politique comme Intervento qui, dans la réalisation de ses spectacles conçus comme des interventions politiques, rassemble et diffuse des textes permettant une approche plus large des questions de la violence politique.
Au cours des événements d'octobre 2010, nous avons vu aussi surgir un journal de lutte : Premier Round qui témoigne d'un effort pour sortir de la simple agitation et présenter une certaine position théorique même si elle ne peut être vraiment développée dans le cadre de cet outil d'intervention immédiat. Un deuxième numéro, Deuxième Round est paru, qui fait plus ressortir les apories de l'insurrectionnalisme. En effet, il y est affirmé d'un côté que la deuxième phase du mouvement montre qu'il faut en finir avec la tyrannie des statistiques, mais c'est pour faire de nécessité vertu (la deuxième phase, c'est le nom positif donné à la fin du mouvement), la persistance de l'existence de petits groupes de bloqueurs épars évite de se poser la question de l'échec de l'extension du mouvement; et de l'autre côté : « Maintenant que nous n'avons plus à craindre la fin, nous avons tout le temps »!
8 Un bon exemple de cette position nous est donné dans le texte « Déambulations révolutionnaires in-actuelles » d'Hector Bufö dans le no 25 de la revue Réfractions : « Ce que le présent texte cherche à démontrer, c'est que toutes ces capacités sont déjà là : les affects déviants du crapaud, la réversibilité du dispositif “parc-urbain” et la vie dans les arbres (on retrouve là un passage référence de l'Appel), un appart où sont planqués des sans-papiers, les usages de la rue à Marseille, les tactiques de guérilla de Villiers-le-Bel, les circulations entre les villes des “Contis”. » Et plus loin : « Dans les sociétés de contrôle, les capacités révolutionnaires sont partout. » Cette affirmation en dit long sur la croyance en la puissance du positif, mais ne pourrait-on pas dire aussi bien le contraire? La révolution est-elle un pari?

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