EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
La plupart du temps, les insurrectionnalistes
semblent refuser de se pencher sur leurs présupposés et ce qui en
découle dans leur propre pratique. Pourtant, le texte de l'IQV
présentait l'intérêt d'être une tentative de transférer les
points théoriques développés dans Tiqqun
en pratiques effectives. Néanmoins,
l'aspect programmatique des positions de Tiqqun
reste non critiqué1,
tout comme les propositions de ne qui apparaissent comme de simples
recettes. Ainsi, les blocages des universités ou autres lieux ne
sont pas analysés comme découlant du blocage de flux dans le cadre
d'une société du capital organisée en réseaux, mais d'une façon
plus immédiate comme agitation, occupation ou détournement
de lieux, dégagement d'espaces oppositionnels. Les initiatives
militantes paraissent alors indépendantes de déterminations
objectives, pures subjectivités en acte.
On en revient toujours à la même chose,
c'est-à-dire au chaînon manquant qui n'est pas propre à
l'insurrectionnalisme, façon Tiqqun,
puisqu'on le retrouve dans
l'anarchisme, à savoir l'absence d'analyse des transformations du
capital. Par exemple, pour Les
Indésirables « il ne reste plus
que l'attaque anonyme et généralisée contre les structures de la
production, de l'information, du contrôle et de la répression.
Ainsi seulement il sera possible de s'opposer au double mouvement du
capital, en entravant l'atomisation brutale des individus et en
empêchant en même temps la construction de “l'homme nouveau” de
la cybernétique, avant que les murs sociaux qui devront l'héberger
ne soient achevés ». Ce passage est révélateur à double
titre. Tout d'abord le concept d'attaque est au cœur de l'idéologie
insurrectionnaliste2
et elle ne se fonde pas sur une avant-garde libératrice parce que
« le système ne craint pas les actes de sabotage en eux-mêmes,
mais leur extension sociale.3 »
Le capital est réduit à une structure même si on a parfois
l'impression que les insurrectionnalistes ont fait une critique, au
moins implicite, de la notion de « système » et il n'est
pas vu non plus comme un rapport social entre les hommes qui exclut
toute opposition binaire : eux-nous.
La conception subversive qui en résulte ne peut qu'être réduite
elle aussi à la dimension d'un sabotage généralisé contre les
« structures » matérielles sans chercher à comprendre
pourquoi « les structures » mentales des individus
dominés ne suivent pas cette « attaque généralisée »
alors que, pourtant, toute la démarche insurrectionnaliste
s'auto-justifie sur la base d'une urgence qui devrait pourtant être
aussi ressentie par le plus grand nombre.
La « solution » pour certains, c'est
de faire resurgir la minorité anarchiste de Bakounine mâtinée de
la conscience venant de l'extérieur de Lénine. Écoutons Bonanno :
« Au niveau insurrectionnel, c'est-à-dire au niveau du choix
des objectifs partiels à isoler et sur lesquels gagner, même en cas
d'inertie provisoire de la grande majorité des exploités, la
minorité anarchiste est agissante. C'est pourquoi elle doit se doter
des instruments minimaux indispensables — organisationnels et
pratiques — qui lui permettent de réaliser concrètement ces
objectifs partiels, de manière à éviter qu'ils restent du pur
domaine des velléités spontanéistes4. »
Bonanno essaie ainsi de réintégrer la révolte et la rage
d'aujourd'hui dans le modèle ancien pour en faire un « anarchisme
insurrectionniste » et non pas un insurrectionnalisme aux
couleurs de l'anarchie. Ce n'est évidemment pas qu'une question de
mots. Il faut doter le rebelle d'un projet car « il serait
stupide de croire que tout doit venir du peuple insurgé ». Et
« ce projet, ne serait-ce que dans ses méthodes, doit exister
avant. Il doit avoir été élaboré avant, même si ce n'est pas
dans chaque détail et autant que possible, avoir été
expérimenté ».
Il y a peut-être conscience d'un problème, mais
sa solution n'est envisagée qu'à travers un modèle
organisationnel. On nous parle d'un projet, mais quelles en sont
alors les perspectives? En quoi, par exemple, la critique des
technologies du capital débouche-t-elle sur des alternatives?
Pourquoi espérer ou comment faire que la charge destructive des
révoltes et la rage négative des émeutes se transforme en création
de nouveaux rapports? Comment espérer en la libération des
subjectivités si la plus grande masse des individus est renvoyée à
une situation de pure soumission? Encore une fois, la société est
posée comme un à-côté, comme une extériorité au soi de
l'individu ou même comme quelque chose qui n'existe plus5.
C'est en effet l'illusion produite par ce que nous appelons par
antiphrase « la société capitalisée ».
On a l'impression d'une absence d'analyse, de questionnements et de
débats sacrifiés à l'activisme et à des proclamations qui
donneraient sens à l'ensemble. Bien sûr, il y a des exceptions
comme dans le texte Rupture (op. cit.) mais les contradictions
ou incohérences y sont nombreuses : tous les dispositifs de
pouvoir s'équivaudraient. On a une sorte d'aplatissement de la
critique en résonance avec l'idée que toutes les dominations sont
de même nature, qu'on peut les attaquer ou les refuser dans un même
mouvement. C'est à la fois la notion de pouvoir et celle de
dispositif qui sont mal analysées. Le pouvoir est défini comme
rapport (début du texte), ce qui inclut effectivement, et nous
sommes d'accord, que nous n'y sommes pas extérieur et que, donc, on
ne peut tracer de frontière définitive entre amis et ennemis, entre
intérieur et extérieur et qu'il y interdépendance et réversibilité
des positions (cela renvoie au rapport maître/esclave et à la lutte
des classes entre travail et capital), mais alors, si la perspective
reste dialectique, il devient impossible de parler de sécession ou
de désertion, sauf à se condamner à rester infinitésimal en
survivant dans les pores de la société. C'est peut-être pour cela
qu'à la fin du texte, on est tout étonné de s'apercevoir que le
pouvoir est maintenant défini comme relation et non plus comme
rapport, ce qui permet effectivement, en théorie du moins,
d'envisager la cessation de la relation, la désertion, les lignes de
fuite et autres pratiques de rupture.
Quant aux dispositifs, ils sont trop souvent confondus avec des
éléments d'une superstructure de domination qui serait devenue
première par rapport aux rapports de production. Là encore, c'est
ce qui permettrait de s'en détacher puisque finalement tout est
question de subjectivité et de désir. Chaque dispositif aurait son
« en dehors » et « il ne tiendrait qu'à nous
de... ». La critique, juste, de l'existence d'un « Système »
ou de « l'Empire » fait disparaître toute composante
objective de la domination. Les perspectives n'apparaissent pas alors
comme de véritables pratiques alternatives mais comme participant
d'une idéologie alternativiste comme il y a des pratiques
insurrectionnistes à côté d'une idéologie insurrectionnaliste.
Il s'agit de reconstruire dès maintenant et même
dans son coin, tout en restant à l'écoute des événements. Suivant
les perspectives, il y a donc des insurrectionnalistes de l'urgence
(les anarchistes individualistes) et des
insurrectionnalistes de la patience6
(les insurrectionnalistes alternativistes). « Nous avons le
temps » disait déjà Tiqqun II,
p. 147, « Une métaphysique
critique... »).
La « pauvreté théorique » retracée ici, on la trouvait
déjà au sein des groupes de lutte armée des années 1960-1970, à
partir du moment où l'entrée dans la clandestinité imposait ses
nécessités « techniques » à une analyse de fond qui
avait pourtant précédé les grandes luttes italiennes (l'enquête
ouvrière à la Fiat, l'analyse des transformations techniques du
procès de production menant à une critique de la neutralité de la
technique et aux thèses opéraïstes). Mais ici, les
insurrectionnalistes ne sont pas entrés dans la clandestinité et
confondent bien souvent l'anonymat relatif de leurs pseudos et
clandestinité. I'IQV nous en fournit un exemple quand elle essaie de
concilier les deux en une sorte de semi-clandestinité qui rappelle
les mouvementistes italiens des années 1970. D'un côté, il faut
affirmer la visibilité de communes puisqu'elles doivent servir
d'exemples concrets, mais, de l'autre, il faut « ne pas se
rendre visibles, mais tourner à notre avantage l'anonymat où nous
avons été relégués et, par la conspiration, l'action nocturne ou
cagoulée, en faire une inattaquable position d'attaque » (p.
102). Mais ces deux aspects de l'activité ne sont pas compatibles
longtemps. L'exemple de Tarnac le montre suffisamment. Alternative et
révolution ne sont pas à opposer, ce que nous répétons d'ailleurs
depuis dix ans, mais elles n'ont pas la même temporalité et l'idée
de processus ne résout pas tout.
Qu'est-ce qui justifie alors le silence des
insurrectionnalistes sur leurs choix tactiques et idéologiques7
alors qu'en filigrane, la question de
l'insurrection repose à nouveau, mais différemment la question de
la révolution? Est-ce le fait que l'Histoire pèserait d'un trop
grand poids après la désolation soviétique et stalinienne et qu'il
faudrait en rester à des conduites de résistance associées à des
pratiques élémentaires de survie? On ne peut en tout cas S'en tirer
avec une affirmation toute agambienne de « l'insurrection qui
vient » et des dires tous vaneigemiens, au tournant de telle ou
telle page, qui laissent croire que l'insurrection est déjà là
dans tous les actes de vie8
ou que l'émeute n'a jamais cessé depuis 2005. Ce genre de thèse
(cf. p. 8
de l'IQV) reçoit même sa légitimation universitaire quand un
anthropologue comme A. Bertho, spécialiste des émeutes urbaines et
animateur d'un site sur la question, la soutient aussi. Par la
collation et juxtaposition de toutes les émeutes dans le monde, il
en arrive à la conclusion que notre époque est bien plus
contestatrice, surtout en ce qui concerne la jeunesse, que la période
des années 1960-1970, alors qu'entre mai 1963 et mai 1968, on
dénombra 239 émeutes urbaines distinctes
aux États-Unis, impliquant au moins 200 000 participants, qui
débouchèrent sur 8000 blessés et 190 morts. Pour le seul 4 avril
1968, à la mort de Martin Luther King, des émeutes eurent lieu dans
125 villes disséminées sur 28 États, aboutissant à la mort de 47
personnes (source : Johann Kaspar : Nous
ne revendiquons rien, Ed. Senonevero,
2010.)
Contestatrice de quoi, on ne le saura pas. Même constatation pour le
film sur « Le Temps des émeutes » passé sur Arte qui
confond révolte de la jeunesse contre les valeurs bourgeoises encore
vivaces, mais désuètes dans ces années 1960-1970, et
l'insatisfaction et le ressentiment d'une fraction de la jeunesse
dans la société capitalisée des années 2000.
J. Wajnsztejn et C. Gzavier (printemps-automne 2011),
avec les précisions bienvenues de P. Vener.
1
L’iqv
et les insurrectionnalistes semblent oublier que la plupart de leurs
présupposés théoriques sont contenus dans le texte de Tiqqun
intitulé :
« Ceci n'est pas un programme »!
2
Dans son article :
« L'anarchie insurrectionnelle : s'organiser pour
l'attaque », la revue Do
or Die écrit (no
10, 2003, repris et traduit dans npnf,
p. 418) : « L'attaque est le refus de la médiation, de
la pacification, du sacrifice, des accommodements et des compromis
dans la lutte. C'est en agissant et en apprenant à agir, pas en
faisant de la propagande, que nous ouvrirons la voie à
l'insurrection, même si bien sûr l'analyse et la discussion ont un
rôle à jouer et servent à clarifier les façons d'agir ».
3
Ibid., p. 419.
5
C'est la conclusion à
laquelle arrive A. Touraine, le sociologue du social par excellence,
dans son dernier ouvrage : Après
la crise, Paris,
Le Seuil, 2010.
6
Comme le dit un
passage de l'introduction de Deuxième
Round qui fait
suite à Premier
Round (op. cit.) :
« Maintenant que nous n'avons plus à craindre la fin
(sous-entendu : du mouvement. NDLR) nous avons tout le temps. »
7
La production d'écrits
en dehors de l'agitation est très faible (hormis le dossier qu'y
consacre le no
3 de la revue A
corps perdu) et
le texte Rupture.
On leur substitue des textes comme ceux d'Os
Cangaceiros ou des
brochures et autres recueils sans ajout critique significatif. Il
est à noter quand même les efforts d'un groupe théâtral et
politique comme Intervento qui, dans la réalisation de ses
spectacles conçus comme des interventions politiques, rassemble et
diffuse des textes permettant une approche plus large des questions
de la violence politique.
Au cours des événements d'octobre 2010, nous avons
vu aussi surgir un journal de lutte : Premier Round qui
témoigne d'un effort pour sortir de la simple agitation et
présenter une certaine position théorique même si elle ne peut
être vraiment développée dans le cadre de cet outil
d'intervention immédiat. Un deuxième numéro, Deuxième Round est
paru, qui fait plus ressortir les apories de l'insurrectionnalisme.
En effet, il y est affirmé d'un côté que la deuxième phase du
mouvement montre qu'il faut en finir avec la tyrannie des
statistiques, mais c'est pour faire de nécessité vertu (la
deuxième phase, c'est le nom positif donné à la fin du
mouvement), la persistance de l'existence de petits groupes de
bloqueurs épars évite de se poser la question de l'échec de
l'extension du mouvement; et de l'autre côté : « Maintenant
que nous n'avons plus à craindre la fin, nous avons tout le
temps »!
8
Un bon exemple de
cette position nous est donné dans le texte « Déambulations
révolutionnaires in-actuelles » d'Hector Bufö dans le no
25 de la revue Réfractions :
« Ce que le
présent texte cherche à démontrer, c'est que toutes ces capacités
sont déjà là : les affects déviants du crapaud, la
réversibilité du
dispositif “parc-urbain” et la vie dans les arbres (on retrouve
là un passage référence de l'Appel),
un appart où sont
planqués des sans-papiers, les usages de la rue à Marseille, les
tactiques de guérilla de Villiers-le-Bel, les circulations entre
les villes des “Contis”. » Et plus loin : « Dans
les sociétés de contrôle, les capacités révolutionnaires sont
partout. » Cette affirmation en
dit long sur la
croyance en la puissance du positif, mais ne pourrait-on pas dire
aussi bien le contraire? La révolution est-elle un pari?
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