Sunday, December 16, 2012

L'affirmation d'un savoir-être révolutionnaire


L'AFFIRMATION D'UN SAVOIR-ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE


L'entre soi d'une subjectivité qui se croit libre


Il y a une double méprise dans l'apologie de la bande. Tout d'abord, le groupe affinitaire de tradition anarchiste n'a que peu de points communs avec la bande au sens traditionnel. Le groupe affinitaire se veut antihiérarchique et précurseur de nouveaux rapports et s'il cherche à regrouper des semblables, il n'est pas a priori fermé, alors que la bande est hiérarchisée et totalement ou partiellement fermée. Ensuite et cela découle du premier point, il est absolument impensable ou alors complètement illusoire d'appréhender la lutte en bandes comme insurrectionniste au cours de l'émeute avec ce qu'elle contient de fermeture et de logique interne et, en même temps, d'y voir la possibilité d'intenses rencontres aléatoires. On ne peut faire tenir ensemble la bande définie par l'identité de semblables et la reconnaissance avec une pratique émeutière définie comme ouverture à tout un chacun.
Sur ce faux modèle pourtant, dans les milieux militants, l'entre-soi est devenu courant avec le reflux des luttes et le développement des particularismes et on ne peut que constater qu'il joue aussi chez les insurrectionnalistes. Bien sûr, on s'attache encore à valoriser le groupe affinitaire comme solution à tous les problèmes pratiques du manifestant. Ce serait là une forme positive de bande, mais sans en voir les limites. Voilà comment est défini cet « affinitaire » : « Avoir une affinité avec des camarades signifie les connaître, avoir approfondi la connaissance que l'on a d'eux. Au fur et à mesure que cette connaissance se développe l'affinité peut augmenter au point de rendre possible une action commune1. » L'affinitaire comme pédagogie en quelque sorte! À l'encontre de cette démarche, nous affirmons qu'il y a bien un dedans et un dehors de la bande, même lorsqu'elle prend la forme du cercle politique « affinitaire », et il est clair que cela peut légitimer toutes les exclusions. La bande c'est aussi cela, une forme particulièrement aiguë de mise en conformité des participants qui cloisonne les rapports2.

Un volontarisme politique et éthique3 censé produire un état d'insoumission permanente


On retrouve dans les textes de ce courant une dérive propre à cet entre-soi qui survalorise un positionnement subjectiviste, effaçant toutes les limites sociales et pratiques. Ainsi, d'un tract qui titre « ils veulent la guerre » et qui répond en dessous « ils l'auront » comme une réponse à la répression menée par le Service Anti-Terroriste de la brigade criminelle (SDAT). Mais, objectivement, quelles sont les possibilités de mener la guerre à un corps de police? De quelle position pense-t-on pouvoir agir pour effectivement faire la guerre? On a plutôt l'impression d'être en présence d'une guerre privée et non plus d'une guerre sociale. Ce qui n'est pas reconnu dans cette position, c'est que la fin de la dialectique des classes et de leur antagonisme rend impossible l'idée même de guerre sociale. Pour faire la guerre il faut au moins être deux. La théorie marxiste du prolétariat est justement celle qui a le mieux exprimé cette idée. Faute d'un prolétariat conscient de cette « guerre » dont on cherche en vain la manifestation depuis plus de trente ans, les insurrectionnalistes sont obligés d'opérer une véritable substitution de la bande à la classe à partir d'un « décisionnisme » avant-gardiste que ne renierait pas le Lénine du Que faire?

Ce décisionnisme empêche de prendre en compte le rapport entre conditions objectives et conditions subjectives. Tout devient subjectif au sein d'un discours qui met au centre les modes de vie4 et fait du mode de vie une nouvelle ligne de démarcation qui remplace l'ancienne « ligne de classe » des marxistes-léninistes ou maoïstes. Si dans certains pays pauvres ou même émergents ces mode; de vie prennent un sens parce que les rapports sociaux dominants n'y sont déjà plus reproduits (favelas du Brésil et plus généralement d'Amérique du sud ou centrale) ou parce que le capital cherche à détruire les derniers réduits des anciennes communautés pré-capitalistes (communautés du Chiapas), dans les pays centres du capital la crise n'a pas atteint un tel degré que ces rapports ne puissent être reproduits. Les nouveaux modes de vie ne sont donc pas (encore du moins) des formes d'expérimentation mais des formes de survie subies. Or, les militants du mode de vie en font un choix politique comme si tout le monde pouvait à tout moment choisir. C'est reprendre, mais en le détournant de son sens originel et de son usage courant, toute l'idéologie libérale du libre choix qui ferait que si l'on veut, on peut « gagner plus en travaillant plus », ne pas céder à la « préférence française pour le chômage », être un « gagneur », etc.
Le lien entre révolte, lutte, subversion, n'est pas appréhendé comme un processus complexe, mais comme quelque chose qui va de soi, comme une évidence5. En conséquence, il n'y aurait pas de limite autre que celles de nos propres limites. On retrouve là une des « évidences » de la bande qui est que pour elle, il n'y a pas de limite objective à sa propre puissance. On peut être contre tout puisqu'on pense ne participer à rien d'autre qu'à sa bande. C'est une résurgence des « en-dehors » de 1900, mais sur une base purement idéologique cette fois. Nous ne pouvons résister à citer ce passage d'un tract issu de Non Fides et repris par d'autres anarchistes, dans le quatre pages Les mauvais jours finiront, en novembre 2010 : « Mouvementisme et éternel recommencement », pendant les événements d'octobre 2010 : « Des groupes affinitaires de quelques personnes qui se connaissent et ont su développer une affinité et une connaissance mutuelle aiguisée à travers des pratiques et des perspectives communes ont souvent été bien plus efficaces que des masses informes de gibier à flics. Nous parlons là de porter des coups, de jour comme de nuit, efficaces, reproductibles et précis, pas symboliques. Nous parlons de dégâts réels, nous parlons de contribuer à la guerre sociale dans laquelle nous n'admettons aucune trêve, récupération ou amnistie.6 » Mais une fois avancé ce qui représente une quintessence du délire insurrectionnaliste (avec le mépris en prime), les auteurs du tract font un pas de côté, pour ne pas dire en arrière : « On l'a vu aussi, ces groupes ne peuvent pas non plus tout faire basculer tous seuls, parce que les mécanismes de la domination ne se brisent pas à coups de marteaux dans des vitres ou de molotovs dans des flics, mais aussi dans l'expérimentation d'une autre vie dans la lutte, et la subversion quotidienne des rapports inter-individuels. L'équilibre doit être respecté, mouvement ou pas. » Que cet équilibre ne soit pas tenable, que ce programme n'en soit pas un, que cela ne soit que du collage, la suite et la fin en font foi : « Alors, cessons de faire de la politique, laissons libre cours à notre créativité et engendrons des ruines... Je casse, tu casses, il casse, nous cassons, les mauvais jours finiront. » On comprend ici que des anarchistes, même des plus actifs, puissent crier casse-cou devant ce manque de sens stratégique et politique. Il y a en effet une marge entre la critique des organisations formelles et ce maximalisme immédiatiste, du moins au niveau des mots.

En voyant partout la domination sous la forme emblématique et matricielle de l'État policier, les insurrectionnalistes font œuvre d'une méfiance généralisée et permanente, détectant le moindre écart idéologique que tout un chacun peut avoir incorporé et qu'il se doit d'éradiquer en lui-même. Chacun doit faire sa propre police à l'intérieur de lui-même. Si on veut rigoler un peu, on peut dire qu'ici la plèbe rejoint le « populo » pour qui il a toujours été nécessaire de « se gendarmer ».

Cet état d'alerte quotidien serait la condition d'un état d'insoumission permanente. Mais un état d'insoumission permanente est aussi absurde que celui de révolution permanente, comme l'a fort bien montré Malatesta avec ses critiques de la « pure » morale anarchiste abstraite7. Certes, les insurrectionnalistes se moquent des « hommes nouveaux » de la cybernétique, mais ils ressortent du placard, du moins ceux qui s'inscrivent dans la tradition anarchiste italienne, sans même s'en rendre compte, la sinistre figure du révolutionnaire professionnel sous la forme de l'insoumis professionnel, qui ne cède pas aux « tentations » du monde, dans la pure tradition des ascètes des sectes religieuses et des partis politiques « révolutionnaires » d'antan. Ou alors, ils font resurgir la figure traditionnelle du bandit social qui lui aussi vivait dans le partage car son acte initial de révolte ou de vengeance était partagé par une communauté villageoise ou paysanne dont on ne se doutait pas qu'elle puisse être si ouverte, si souriante aux individus un tant soit peu décalés. On a ainsi l'impression que l'insurrectionnalisme se construit sur l'absence de tout projet révolutionnaire au profit d'un millénarisme d'un nouveau type. En cela, il s'éloigne du modèle de l'insurrection anarchiste défini par Malatesta dès 19138 et dans lequel l'action ne pouvait se détacher d'une fin9.
Au mieux, les insurrectionnalistes rejoignent un programmatisme communiste : « Enfants de la métropole, nous faisons ce pari : que c'est à partir du plus profond dépouillement de l'existence que se déploie la possibilité, toujours tue, toujours conjurée, du communisme. En définitive, c'est avec toute une anthropologie politique que nous sommes en guerre10 ». Quant à la question de l'organisation, ils oscillent entre une idéologie du lien et du combat éthique : « S'organiser, ce n'est pas donner une structure à l'impuissance. C'est avant tout nouer des liens, des liens qui ne sont pas neutres, des liens terriblement orientés. Le degré d'organisation se mesure à l'intensité du partage, matériel et spirituel » (ibid.) avec même parfois la reprise d'une opposition quasireligieuse entre l'être (authentique) et l'avoir (inauthentique) ; et une conception « plate-formiste ». Surtout chez les Italiens où on distingue le niveau de la lutte sociale à la base, non pas dans des syndicats complètement inféodés au capital, mais dans des noyaux de base comme ceux du « Mouvement autonome des cheminots de Turin » ou des « ligues autogérées » contre la construction de la base de missiles de croisière à Comiso, dans les années 80. Ces organisations de base attaquent le capital dans ses structures les plus petites et les plus accessibles, mais ils ne peuvent remplacer l'organisation « anarchiste insurrectionniste » qui, premièrement, donne son appui idéologique et logistique aux comités et, deuxièmement, peut attaquer l'État et le capital au niveau qui permet de les anéantir11. Mais pourquoi ces noyaux de base se référeraient-ils principalement à l'organisation anarchiste, on n'en saura rien, mais on peut supposer que c'est pour les mêmes raisons que les soviets russes devaient se référer principalement au parti bolchevik!


2 Exemple : la genrisation de l'orthographe comme entre-soi. Mais ce que ne voient pas ces « radicaux », c'est que l'entre-soi est toujours relatif. Que la société capitalisée ne laisse rien à côté d'elle, qu'il n'y a pas d'en dehors définitif. De la même façon que le hip-hop ou les tags sont devenus de l'art, le journal Le Monde s'est largement lancé dans la genrisation de l'orthographe et l'administration de l'Éducation nationale aussi, tout cela avec la bénédiction de la Commission européenne tant décriée par ailleurs. Dans la société capitalisée la norme peut changer pourvu que cela reste de la norme.
3 Ce dernier terme est par exemple très utilisé par Marcello Tari (cf. op.cit).
4 Ainsi, une affiche d'un des comités de soutien des inculpés de Tarnac affirme : « Ce qui est attaqué, ce sont nos luttes, nos mots, nos modes de vie, nos armes, nos amitiés et la possibilité de s'attaquer à l'ordre des choses. » Or, comme le disent très bien les auteurs de la brochure Contribution aux discussions sur la répression anti-terroriste (contact : alleztrincamp@riseup.net) : « Nous ne pensons pas que l'État s'attaque aux personnes de Tarnac pour leur “mode de vie”. » (p. 10)
5 Là encore, nous opérons une réduction simplificatrice pour isoler les caractères majeurs de la matrice insurrectionnaliste, mais certains insurrectionnalistes ne se contentent pas de cela et posent la question des rapports entre insurrection et révolution, critiquent la vision d'un processus révolutionnaire linéaire qui progresserait du mécontentement à l'agitation puis à l'émeute, de la prise de conscience à l'insurrection puis à la révolution (cf. A corps perdu, op. cit. : « En guise d'introduction », p. 19).
6 On retrouve ici, non référée explicitement et adaptée à un autre contexte, l’idée développée par Bonanno dans son premier texte traduit en français et intitulé Contre l’amnistie. Il concernait la position à avoir par rapport aux prisonniers de longue durée des « années de plomb » italiennes et s’opposait particulièrement à la position d’O. Scalzone d’une amnistie prenant acte que la guerre sociale de l’époque avait connu une défaite qu’il fallait reconnaître politiquement sans se renier. Une position qui se distinguait à la fois de celle des « dissociés » et de celle des « repentis ».
7 Cf. un article de 1924 dans Pensiero e Volontà.
8 Malatesta, « Insurrectionnisme ou évolutionnisme ». L’Anarchie du 15 novembre 1913.
9 « La révolution doit certainement être défendue et développée avec une logique inexorable : mais on ne doit et on ne peut la défendre avec des moyens qui contredisent ses fins. Le grand moyen de défense de la révolution reste toujours d'enlever aux bourgeois les moyens économiques de la domination, d'armer tout le monde (jusqu'à ce qu'on puisse amener tout le monde à jeter les armes comme des jouets inutiles et dangereux) et d'intéresser à la victoire toute la grande masse de la population. Si, pour vaincre, on devait dresser la potence sur les places, je préférerais perdre. » (Malatesta : « La terreur révolutionnaire » dans le nº 19 de Pensiero e Volontà)
10 Mise au point du Comité invisible (op. cit.), p. 77.
11 Ces positions sont développées par A. Bonanno dans « La tension anarchiste » dans Anarchisme, insurrections et insurrectionnisme (traduction française dans npnf no 27-28-29, p. 411-430).

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