Sunday, December 16, 2012

Les limites théoriques de l'insurrectionnalisme


LES LIMITES THÉORIQUES DE L'INSURRECTIONNALISME


Nous allons maintenant pointer un certain nombre de critiques par rapport aux thèses de la vulgate insurrectionnaliste, dans la mesure où, si celle-ci contient déjà en elle-même les limites des thèses propagées par les groupes ou revues dont nous venons de parler, elles semblent aussi souvent les radicaliser jusqu'à constituer parfois de véritables dérives.

Une analyse insuffisante des transformations de l'État


Alors que Tiqqun, partant de l'analyse des Grundrisse de Marx et de textes d'origine opéraïste comme ceux de Negri (bien que leurs auteurs s'en défendent), saisissait certains traits de la nouvelle dynamique du capital à travers la notion de réseau; alors que L'Insurrection qui vient (IQV) proposait une vision plus concrète de la circulation du capital en accordant la priorité à la notion de flux plutôt qu'à celle d'accumulation (le capital comme stock)1, ceux qui s'en réclament, ou qui y font référence de façon positive, persistent à concevoir le capital comme une « chose » extérieure et non pas comme un rapport social de dépendance réciproque entre le capital et le travail. Le capital apparaît alors comme un monstre qui vampirise la vitalité des individus et les transforme en êtres sans réaction, sans volonté..., à l'exception de quelques « irréductibles » dont on se demande bien comment ils sont produits et échappent à la structure de domination. Mais peut-être que le ver était déjà dans le fruit d'origine. En effet, pour l’IQV par exemple, nous serions dans une sorte de cauchemar totalitaire opposant le bloc des dominants au bloc des dominés. Ce ton souvent apocalyptique retrouve le messianisme d'origine de Tiqqun en le projetant sur une fin imminente du monde. Il n'y a pas vraiment d'analyse du capital et des causes de cette domination ou de la fin du monde puisque celles-ci semblent irrationnelles.
Quand certains abordent parfois la question du capital, c'est pour le réduire à une structure2. Or, c'est bien l'existence de ce rapport de dépendance, et non une soumission à une structure extérieure, qui fait que la plupart des rapports sociaux sont contraints et que les individus sont déterminés par des conditions objectives qui ne leur permettent que marginalement l'expression de ce qui ne serait autrement qu'une pure subjectivité sans emploi..., au sein de ces mêmes rapports sociaux. Comme les insurrectionnalistes « de base » analysent mal ou pas du tout les dernières transformations du capital, ce qu'ils ont retenu de leurs lectures, ce n'est pas cette objectivité des rapports sociaux capitalistes qui continue à produire des déterminations, mais une analyse de ceux-ci comme désagrégation et individualisation permettant, dans les pores du « système », d'exprimer une identité qu'ils veulent toute négative, répétant la même erreur de méthode qui présidait à la vision d'un mouvement prolétarien conçu comme le pur mouvement du négatif dans la société bourgeoise.
Les insurrectionnalistes ne tiennent pas compte non plus des plus récentes transformations de l'État qui font que celui-ci semble se dédoubler. D'un côté, l'État du capital est fort parce que mis en réseau aussi bien dans sa dimension interne — il est partout présent dans la sphère sociale et cela même quand on a l'impression qu'il se retire en tant qu'institution — que dans sa dimension externe (inscription dans un monde globalisé qui ne lui ôte pas toute capacité d'intervention puisqu'il participe aux grandes discussions et décisions prises au sommet). D'un autre côté, on a affaire à un État dont la souveraineté politique de type jacobine et unitaire est faible parce que coupée de ses valeurs et de sa légitimité d'État-nation. Or, les insurrectionnalistes oublient la première forme du redéploiement de l'État qui se fait infrastructure du social aux ramifications proliférantes, mais peu visibles, pour ne retenir que la seconde, la partie émergée de l'iceberg, celle qui s'est instituée comme superstructure politique de la domination. Pourtant, même dans cette seconde forme, où l'État est vu à travers ses fonctions régaliennes, on retrouve bien toute la complexité de la restructuration globale des rapports sociaux au sein de la société capitalisée. On pourrait prendre l'exemple des mesures de contrôle social qui semblent relever d'une société de plus en plus autoritaire, alternant les initiatives de prévention (fichage généralisé, gardes à vue multipliées) et les actes de répression (pénalisation de toutes les actions directes), avec une prise en charge directe et immédiate par les individus de leur propre contrôle. La démarche citoyenne et responsable tend à remplacer les utopies ou « folies » du militantisme politique.

Dans tous les cas, on n'assiste pas à une fascisation du pouvoir ou, dans des termes plus actuels, à la mise en place de quelque « pouvoir totalitaire » épaulé par la technoscience, ce que les insurrectionnalistes ne peuvent admettre puisque, se proclamant ennemis intérieurs, ils ont tendance à voir dans toute mesure de répression une réponse policière, voire militaire, à la simple manifestation de leur existence. Nous pensons en effet que la tendance réelle à une « criminalisation » des luttes provient bien plus de la faiblesse quantitative de ces luttes que d'une variation dans l'intensité de la répression3. Des luttes qui sont d'autant plus réprimées et criminalisées qu'elles n'atteignent pas le caractère de mouvement général de contestation et, éventuellement, de subversion de l'ordre social, ou alors qu'elles s'en détachent et s'autonomisent comme nous l'avons fait remarquer dans notre interprétation de la lutte armée4. Cette faiblesse est significative d'une rupture avec le fil rouge des luttes de classes dont le mouvement ouvrier, avec sa richesse, mais aussi ses tares, assurait tant bien que mal la continuité. C'est derrière lui ou à sa marge ou même, plus rarement, sous la forme d'une avant-garde que des actions radicales pouvaient se déclencher, quitte ensuite à s'y replonger et se fondre à nouveau dans la communauté de la classe parce que retrouver un sein nourricier permet de ne pas désespérer, permet de reprendre des forces et de repartir au combat. C'est bien ce qui manque aujourd'hui, mais nous ne le regrettons pas, car c'est aussi cela qui a produit et entretenu la domination du stalinisme au sein du mouvement ouvrier. Le fait est que rares furent ceux qui refusèrent de se cacher derrière cette force, d'y faire de l'entrisme ou de la ménager.
C'est cette nouvelle situation qui fait que les luttes sont aujourd'hui des luttes éparses qui convergent rarement en un véritable mouvement offensif. Il est difficile d'unifier des choses qui semblent échapper à toute unité objective en l'absence d'une recomposition de la force de travail qui prenne la forme d'une nouvelle composition de classe sur laquelle s'appuyer. Dans ces conditions, ceux qui s'avancent ne sont pas simplement en première ligne du traditionnel « combat de classe », mais ils sont aussi victimes, individuellement, de harcèlement moral de la part des patrons ou de l'État et deviennent des cibles de la répression policière et judiciaire. Ce n'est donc pas à une véritable criminalisation des luttes à laquelle on assiste, mais à une pénalisation de certains actes de lutte qui étaient le plus souvent tolérés malgré leur caractère illégal.

Cette insuffisance critique quant à l'analyse des transformations de l'État amène souvent les insurrectionnalistes militants à repartir des analyses anarchistes du XIXe siècle qui concevaient justement l'État non pas comme la conséquence d'une libre aliénation de la liberté des individus contre une garantie de sécurité (conception libérale à la Hobbes), ni comme le résultat d'un contrat social et démocratique (comme dans la perspective de Rousseau), ni comme l'expression d'un pouvoir de classe (comme dans la conception marxiste), mais comme quelque chose d'extérieur, comme une monstrueuse excroissance, pure expression de la non-liberté et de la domination.
Ouvrons une parenthèse.
À partir du XVIIIe siècle et des Lumières, en Europe, les hommes d'ordre vont déplorer l'existence de « la guerre civile » alors que d'autres, disons du côté des révolutionnaires, la louent ou, au moins, y voient le facteur de désordre qui peut favoriser la montée en puissance du peuple5. La représentation de la révolution comme phénomène lié à la « guerre civile » fut commune à la majeure partie des tendances révolutionnaires qui avaient comme référence principale les révolutions françaises, y compris l'anarchisme. Par exemple, Bakounine qui a écrit L'Empire knouto-germanique et la révolution sociale à l'époque où l'industrialisation de l'Europe continentale était encore dans les langes, donc à l'époque où la distinction entre État et société civile était encore effective, désigne ainsi deux mouvements qui semblent au premier abord opposés, mais qui s'avéreront par la suite complémentaires; tout d'abord, celui qui prend la forme de « la guerre civile comme lutte de factions pour la prise du pouvoir6 » au sein de l'État, mais il s'ensuit un affaiblissement de l'État qui favorise, dans un deuxième temps, l'apparition de « la guerre civile populaire », visant, elle, à détruire la machine d'État et à instaurer le règne de la liberté dans la société7.
Dans tous les cas, la position de Bakounine était donc réductible à l'idée suivante : mieux vaut le désordre que l'ordre, même lorsque les objectifs dudit désordre ne sont pas les nôtres. Car de l'ordre, il ne peut sortir en principe que plus d'ordre, jamais la révolte. Cette idée de Bakounine est reprise par les insurrectionnalistes qui voient dans l'émeute, quel que soit son contenu ou son sens, le produit d'une révolte et la source d'un désordre à propager. Mais cette perspective a été battue en brèche par l'expérience historique, entre autres par celle de la dernière poussée révolutionnaire en Europe, puisque le « désordre » de mai 68 et des luttes italiennes de la décennie 1968-1978 ont surgi, en France, sur le terreau de la situation « d'ordre » spécifique aux Trente Glorieuses en Europe. A contrario, le « désordre » des guerres coloniales, y compris celle d'Algérie qui prit aussi l'aspect de la guerre civile (putsch des généraux d'Alger et actions de l'OAS), ne généra que plus « d'ordre » et de subordination à l'État (Constitution de 1958 et pleins pouvoirs de 1962).
Par ailleurs, dans les pays décolonisés, et même pour ceux qui passèrent par une lutte de libération nationale, un nouvel ordre fut bien vite établi qui se débarrassa de tout ce qui pouvait le gêner8 ou alors s'installa, comme en Afrique noire, un désordre permanent à travers le néo-colonialisme et, surtout, des guerres civiles ethniques, elles-mêmes souvent le produit des découpages géographiques imposés par l'ancien colonisateur, interdisant de fait toute possibilité de formation d'États-nations viables (cf. le cas du Congo de Lumumba et son assassinat).
Tiqqun reprenait déjà à son compte cette approche en termes de guerre civile, même s'il reconnaissait que la répression exercée par les États de la société capitalisée sur les populations est de basse intensité à travers l'existence de dispositifs ad hoc. Mais la plupart des insurrectionnalistes partisans de cette approche n'en retiennent rien puisqu'ils sont persuadés que nous sommes toujours dans une situation de haute intensité, le marqueur du niveau d'intensité étant l'action policière. « Ils nous font la guerre », disent certains, et il faut donc y répondre par la guérilla. Cela ne sert à rien de faire front, disent les autres, mais ce n'est pas pour entamer une « longue marche à travers les institutions » (position des extra-parlementaires allemands des années 1970 : Dutschke, Cohn-Bendit et Fischer), mais pour faire sécession. Ils entrent alors en dissidence, généralement par petits groupes affinitaires9 afin de diffuser des journaux, de créer leurs propres sites d'information ou de discussion et ainsi se ménager des « lieux protégés » d'expérimentation, comme certains squats, car les « subjectivités rebelles sont éphémères » et il faut les protéger à l'intérieur de petites communautés de vie ou « d'espaces oppositionnels10 ». D'autres sont prompts à entrer en « résistance » contre la politique sarkozyste et aussi contre un surcroît de visibilité de la part de groupes aux références identitaires qui se développeraient dans l'ombre protectrice de la politique gouvernementale parce que reposant sur les mêmes thèmes (identité nationale, islamophobie). De fait, ils oscillent entre la tentation de jouer bande contre bande avec ces groupes identitaires, pratique garante de leur propre affirmation identitaire11 et une pratique plus ouverte de type antifasciste qui les conduit à participer aux grands rassemblements démocratiques. Dans cette dernière perspective, ils rejoignent plus ou moins involontairement tous les citoyennistes et défenseurs de la République que l'on retrouve au sein d'associations politiques nouvelles comme « l'Appel des appels » dont ils constituent, finalement, une aile radicale12. Les deux seules différences, mais elles sont de taille, sont que, premièrement, les insurrectionnalistes ne sont pas des nostalgiques d'un État social qu'il faudrait faire resurgir du passé et, deuxièmement, qu'ils envisagent la résistance sous une forme violente plutôt que comme résistance citoyenne (lobbying et pétitions) ou résistance civile (cf. les enseignants désobéisseurs).
Les insurrectionnalistes s'étonnent parfois des lois d'exception, ou des lois répressives qui se sont démultipliées ces dernières années. Cela traduit un reste d'illusion sur la démocratie. Or, comme le prouvent les réactions de l'État allemand faisant la chasse aux terroristes réels où supposé des années 1970, l'exception fait pleinement partie de la panoplie démocratique. Même au sein de l'État allemand, qui avait l'obsession d'éviter le retour du nazisme, la possibilité de mesures d'exception a été rétablie dès la fin des années 1960 par une coalition à majorité sociale-démocrate dirigée par Willy Brandt13. Cela ne contrevenait pas à la marche normale de la démocratie qui, au contraire, se donne ainsi la possibilité de réagir rapidement face aux ennemis de l'intérieur (les « terroristes »).
En fait, un État stable (fort, donc, selon nos critères, c'est-à-dire n'ayant pas à utiliser la force en continu) peut parfaitement promulguer des lois « fascistes » sans contrevenir à sa définition d'État de droit, contrairement à ce que se plaisent à affirmer de nos jours certains libertaires. Mais, aujourd'hui, des théoriciens comme G. Agamben dont s'inspire Tiqqun ont remis au goût du jour la notion d'État d'exception comme représentant une anomalie pour des régimes politiques qui s'affirment démocrates.
Ce présent texte n'a pas pour but de trancher la question, mais cela nous amène à relativiser ce que nous disions, nous aussi, à la suite de Persichetti et Scalzone, sur l'État d'exception permanent analysé à partir de la situation italienne14. Nous considérions alors que, dans le cas italien et de son État faible, celui-ci était obligé de montrer sa force devant toute expression de forces sociales passant du stade de l'antagonisme potentiel au stade de l'antagonisme effectif. Dans ce cas de figure, on a un défaut de pacification qui peut donner l'impression qu'il y a bien situation de guerre civile parce qu'on est dans la haute intensité. Mais, en fait, comme nous l'avons dit précédemment en citant Tronti (note 63), l'État italien disposait encore d'une marge de manœuvre en faisant jouer les formes institutionnelles de la démocratie au profit de l'État. Ainsi, alors même que l'enlèvement et la mort de Moro montraient à quel point il n'était pas question d'un compromis historique politique entre DC et PCI, ce compromis se réalisait sur le terrain : syndicats ouvriers, partis politiques, juges et militaires tous unis dans une commune défense de l'ordre à travers le renforcement de l'État et de ses institutions. C'est encore ce qui prévaut aujourd'hui avec la chasse à Battisti et le refus de toute amnistie politique pour les accusés des « années de plomb ».

De la théorie à la pratique : les mésaventures de l'activisme


Cela une fois posé, nous pouvons nous intéresser aux différentes interprétations de ce que serait cette « guerre en cours ». En effet, nous avons noté que les thèses qui sont au centre de la réflexion de Tiqqun sont passées en partie dans « L'Appel »15 pour se retrouver finalement dans une sorte de digest présenté dans l'IQV, formant ainsi, progressivement, une sorte de corpus théorique et politique complet qu'il suffirait d'appliquer comme si la cohérence entre les prémisses théoriques et les perspectives pratiques allait de soi.
Pourtant, pour nous, il y a une incohérence majeure entre d'un côté les idées et pratiques de blocage des flux avancées par certains à partir des analyses théoriques de Tiqqun et celles de ses épigones sur la fascisation et l'État policier. Les premières correspondent tout à fait à une situation de dilution de l'État central et à la nécessité de répondre à sa nouvelle organisation en réseau par des attaques sur tous les segments du réseau général. L'insurrection, dans cette perspective, pourrait donc être aussi décentralisée et ramifiée que ce à quoi elle s'attaque. En revanche, le second type de raisonnement utilise des termes qui, par exemple en France, sont ceux qui condamnent le type d'État jacobin et autoritaire symbolisé par le gaullisme et la République16 ce qui les rapproche d'une position du type a attaque au cœur de l'État ».

Le passage de l'un à l'autre, qu'on peut considérer comme une régression, ne s'est pas fait d'un coup de baguette magique : on est passé de textes à la limite de l'abscons, du moins destinés à des initiées17, à une série de pistes pratiques distillées en premier lieu par le « Comité invisible18 ». Cela a ensuite engendré une vulgate diffusée par différents canaux, tels que des revues d'agitation comme Rebetiko ou Outrage, des émissions de radio comme Basse Intensité et aussi par toute une série de sites. Ces initiatives ressemblent à des tentatives de diffuser les thèses insurrectionnalistes afin d'encourager la lutte contre les prisons, les centres de rétention administrative, l'ouverture de certains squats pour y mener des activités alternatives. Mais ce courant se manifeste aussi par des prises de position et analyses qui interprètent tout événement comme relevant de l'insurrection, telles, récemment, les grèves et manifestations en Grèce alors même qu'on a de la peine à savoir ce qui s'y passe vraiment19.

La surestimation du caractère insurrectionnel de tout événement20 cache en réalité une conception peu précise de l'insurrection qui dépendrait bien souvent de l'appréciation de chaque individu ou de chaque petit groupe. D'où la tendance inhérente à cet insurrectionnalisme de présenter toute répression, aussi bien de type préventif que punitif, comme la preuve du caractère policier ou même militaire de l'État dans sa forme actuelle. Nous avons déjà refusé la caractérisation de l'État actuel comme simple ministère de l'Intérieur, mais nous voyons resurgir ce type d'appréciation à chaque nouvel événement international important comme celui qui s'est déroulé à Toronto fin juin-début juillet 2010. La ville a été effectivement mise sous surveillance militaire, mais les altermondialistes radicaux et les insurrectionnalistes oublient que ce sont des mesures conjoncturelles qui disparaissent dès que s'achève l'événement. Cela ne modifie en rien la nature de l'État et révèle simplement que chaque nouveau grand sommet constitue une sorte de remake de Seattle. Les dispositifs tactiques mis en place à ces occasions n'ont pas pour but de militariser la société, mais plutôt d'isoler et contrôler les zones propices aux affrontements directs afin d'éviter des bavures policières comme celles de Gênes en 2001. Ces mesures sont d'ailleurs prétexte à des discussions de plus en plus ritualisées entre experts patronaux, du FMI ou de l'OMC d'un côté et experts syndicaux ou d'associations comme Attac de l'autre; et à des confrontations entre bandes : bandes policières contre bandes Black Block, etc. On en a encore des exemples dans l'interprétation qui a été faite du sommet de Toronto. En fait, les insurrectionnalistes sont dans un dilemme qui est d'un côté de se vouloir dans la sécession et de l'autre de coller aux basques des grandes messes de la mondialisation, en y répondant par des sortes de happenings qu'ils essaient de politiser par l'appel à la constitution de « villages autogérés » et à la propagande par le fait. Mais alors que l'installation de ces « villages » est souvent négociée préalablement avec les autorités préfectorales, régionales, voire fédérales comme à Toronto, tout est fait de la part du pouvoir pour que règne une atmosphère de guerre qui joue sur les nerfs des manifestants et incite aux incidents partiels vites circonscrits, au milieu d'une population locale globalement indifférente ou, pire, hostile à tout débordement. La police ne refera plus l'erreur qui l'amena, à Québec, à gazer indistinctement tout ce qui bougeait, y compris les habitants de la vieille ville, provoquant en retour des phénomènes de sympathie pour les émeutiers. Désormais, les contre-sommets et leurs dérivés, comme le dernier No Border à Bruxelles en 2010, permettent finalement de tester des techniques dites contre-insurrectionnelles en l'absence de tout risque insurrectionnel. Ce que vaudraient ces techniques en cas d'insurrections effectives, avec ce qu'elles impliquent de créativité et de multiplication des foyers de révolte, c'est une autre histoire. L'État ne peut pas tout prévoir et c'est fort heureux. En tout cas, dans des centres-villes transformés en nasse comme à Toronto, les poignées d'individus et de cercles radicaux se retrouvent littéralement hors-sol.
Toutefois, l'erreur d'analyse des insurrectionnalistes ne signifie pas que l'insurrectionnalisme n'est qu'une idée en l'air ou le fruit du délire d'un petit milieu radical ghettoïsé ou sectarisé. En effet, il y a bien un lien entre le développement du mouvement anti-mondialisation21 et le retour de l'insurrectionnisme dans la mesure où nombre de militants insurrectionnistes de la première heure ont d'abord été actifs lors de contre-sommets22 (participation à des actions Black Block, à des camps No Border, etc.) et même parfois, en Belgique par exemple, ont participé aux oppositions radicales aux OGM, souvent sur des positions assez proches de celles de l'Encyclopédie des nuisances. Ces luttes participent bien d'une conquête « d'espaces pour vivre » qui permettent la « fermentation d'une conflictualité sociales23 », mais cela nécessite-t-il de voir dans toute « pacification militarisée » des espaces (interdiction ponctuelle d'attroupement dans quatre communes bruxelloises) le signe de la présence d'une « poudrière sociale » et « d'émeutes récurrentes »?
On ne sait plus alors s'il s'agit d'une insurrection qui est déjà là ou si c'est la contre-insurrection qui la devance...


1 Si, à Temps critiques, nous sommes d'accord pour accorder une réelle importance à la notion de flux, ce n'est pas parce que nous penserions comme les néo-opéraïstes, attachés à la notion de « production immatérielle » et de « capital cognitif », que la circulation est aujourd'hui première par rapport à la production, mais parce que le capital ayant réussi l'unité de ces deux procès (production et circulation), le blocage des flux intègre toutes les formes de lutte et non pas seulement celles qui se trouvent sur les lieux de production et d'accumulation, à savoir la grève et l'occupation. Nous abordons aussi différemment le problème en centrant notre analyse sur la reproduction plutôt que sur la production en disant, conjointement à Théorie communiste d'ailleurs, que la crise actuelle est une crise de reproduction des rapports sociaux.
2 Par exemple, pour le bulletin Les Indésirables, publié à Paris en 2000, et proche des positions de Canenero : « Il ne reste plus que l'attaque anonyme et généralisée contre les structures de la production, de la consommation, de l'information, du contrôle et de la répression. Ainsi seulement il sera possible de s'opposer au double mouvement du capital, en entravant l'atomisation brutale des individus et en empêchant en même temps la construction de “l'homme nouveau” de la cybernétique, avant que les murs sociaux qui devront l'héberger ne soient achevés. »
3 Cela heurte parfois les militants les plus récents quand on leur fait remarquer que la répression des années Marcellin, c'est-à-dire d'une époque de retombée du mouvement de 68, était bien pire que celle des années Sarkozy.
4 J. Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, Nautilus, 1987, réédité avec une longue préface aux éditions l'Harmattan, 2010.
5 C'est seulement dans quelques minorités actives et radicales que la notion de plèbe est revendiquée. Par exemple, chez les levellers et les diggers de la révolution anglaise, ou encore chez certains sans-culottes et enragés de la révolution française. La modernité progressiste se réfère majoritairement au peuple.
6 C'est ce que Marx, de son côté, cherchera à décrire dans Les luttes de classes en France.
7 Ce sera en partie le but de la Commune de Paris de 1870.
8 Ainsi, en Algérie, le fln mena la guerre civile d'abord contre le mna, puis contre les harkis avant de la mener contre les « socialistes » et les « autogestionnaires » pour aboutir à un nouvel ordre étatico-militaire.
9 La version italienne de cette position se veut plus stratégique et est bien représentée par une déclaration de Bonanno à une radio alternative romaine, en 1997 : « Les groupes d'affinité peuvent à leur tour contribuer à la constitution de noyaux de base. Le champ des noyaux de base est constitué par les usines (pour ce qu'il en reste), les quartiers, les écoles, les ghettos sociaux et toutes les situations où se matérialisent l'exclusion de classe, la séparation entre inclus et exclus. » Puis le discours se fait plus partitiste : « Chaque noyau de base est constitué presque toujours sous l'impulsion des anarchistes insurrectionnalistes, mais il n'est pas formé seulement par les anarchistes. »
10 Ce concept provient d'Oskar Negt, principal opposant à J. Habermas et à son concept d'espace public au sein de l'École de Francfort. Il est parfois repris aussi par des individus proches de l'insurrectionnalisme. Pour plus d'informations, on peut se reporter aux actes du colloque « Journées critiques » du printemps 2010 à Lyon donnant lieu à un journal intermittent, et particulièrement aux deux articles intitulés « L'espace public oppositionnel : lorsque l'oikos joue à l'agora » et « Les corps de la dissidence collective »; disponible à : http://storage.canalblog.com/09/53/690505/50932564.doc .
11 Sur le sujet, cf. Construction identitaire et alternative existentielle, de Alain C. http://www.infokiosques.net/spip.php?article766
12 À ce sujet, on se doit de noter un déclin de groupes comme le Scalp ou No Pasaran qui s'étaient spécialisés sur ces questions. Même s'ils perdurent dans certaines villes on peut se demander où les autres sont passés. Ont-ils rejoint les positions insurrectionnistes? Se sont-ils recyclés à la cnt-Vignoles ou encore chez les citoyennistes? Dans la région parisienne, c'est la troisième hypothèse qui semble la bonne, pour l'essentiel, à l'exception de quelques individus qui ont créé Offensive libertaire et sociale (ols).
13 Pour un développement juridique et politique sur cette question, on pourra se reporter à la brochure de critique de En catimini, de Peter Verner (peterverner@free.fr).
14 Cf. Paolo Persichetti, Oreste Scalzone, La Révolution et l'État (éd. Dagorno, 2000) et notre nº 1 de la revue Interventions : « Passé, présent, avenir » (octobre 2002) dont le sous-titre indiquait : « Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d'aujourd'hui : un État d'exception permanent », http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198 .
15 Pour comprendre les liens entre les différents ouvrages qui représentent les prémisses théoriques de l'insurrectionnalisme, on peut se reporter au texte de C. Homs : « Critique de L'Insurrection qui vient », du Comité invisible. Disponible à l'adresse : http://palim-psao.over-blog.fr/article-34659700.html
16 On en a un exemple, et des plus récents, avec la dernière intervention médiatique des « Sept de Tarnac », dont la proposition politique développée dans le journal Le Monde du 24 février 2011, revient à dire « Sarkozy dégage » comme il peut être dit dans les pays arabes « Ben Ali dégage » ou « Moubarak dégage ». S'y exprime la conception d'un capital réduit à sa structure étatique, d'un État réduit à sa structure policière et militaire et enfin, pour la France, d'un État réduit au « système Sarkozy ». Or, ce qui est concevable dans des pays au capital peu développé et relevant d'une source rentière, où l'État fonctionne comme un corps étranger au peuple ou comme une création totalement artificielle (Libye), où le pouvoir se transmet au sein d'une clique ou même d'une famille, ne l'est pas dans des pays à régime démocratique (même clientéliste) qui ont construit de longue date des États qui forment maintenant l'infrastructure des sociétés capitalisées.
17 Voir dans Temps critiques numéro 15 : « Tiqqun : une rhétorique de la remontrance » (J. Guigou) http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article212 et « Réflexions sur Tiqqun » (J. Wajnsztejn) http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article213 .
18 On retrouvera les textes que nous citons et d'autres à l'adresse suivante : http://www.bloom0101.org/page1.html. On a toutefois peu d'éclaircissements sur le fait de savoir ce que représente ce vocable de « Comité invisible » qui fait office de signature. S'agit-il d'une version grand public du « parti imaginaire » de Tiqqun, ou bien d'une version moderne de la conception bakouninienne de l'organisation? Des deux, semble-t-il!
19 Un exemple parmi d'autres dans le no 6 de Rebetiko (été 2010) : « C'est le début d'une guerre. Une guerre, et civile qui plus est, comme celles qui ont cours dans ces pays lointains et dont on ne comprend pas bien les tenants et aboutissants, ni quels en sont les gentils et les méchants ». Un constat, mais aussi un aveu d'impuissance théorique et politique.
20 À titre d'exemple archétypal, on pourra lire un texte intitulé « L'insurrection que l'on vit » : http://nantes.indymedia.org/article/19049.
21 Cf. Joe Black, Anarchisme, insurrections, insurrectionnisme, disponible sur http://www.mondialisme.org/spip.php?article1362 et aussi la revue npnf nº 27-28-29 (p. 411-430).
22 Nous ne disons pas que les insurrectionnalistes vont suivre le même chemin que les groupes de lutte armée allemands du début des années 1970, mais on peut remarquer que ceux-ci aussi étaient issus du mouvement alternatif et anti-autoritaire et qu'ils ont cherché ensuite à se regrouper de manière affinitaire pour entrer en résistance. Sur ce lien, on peut se reporter au livre de B. Baumann : Tupamaros Berlin Ouest, réédité par les éditions Nautilus sous le titre de Passages à l'acte. Violence politique dans le Berlin des années 70.
23 Cf. le tract bruxellois titré « Malgré tout » du 5 octobre 2010 : http://bxl.indymedia.org/articles/281 .

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