Sunday, December 16, 2012

Limites pratiques et organisationnelles de l'insurrectionnalisme


LIMITES PRATIQUES ET ORGANISATIONNELLES DE L'INSURRECTIONNALISME


L'apologie immédiatiste de la violence remplace le sujet révolutionnaire


Quand les insurrectionnalistes parlent de « guerre sociale » (ce n'est d'ailleurs pas le cas de Tiqqun qui utilise plutôt le terme de guerre civile), ils semblent ignorer toute une partie des critiques les plus avancées des années 1960-1970. Le concept de « guerre sociale » relève de l'époque où les révolutionnaires d'antan (cf. Marx) critiquaient le caractère limité des révolutions politiques, type révolution française, pour leur opposer la nécessité de révolutionner les rapports sociaux sur la base d'une industrialisation du monde impliquant la lutte entre deux grandes classes progressistes, mais cependant antagoniques. Entre-temps, l'industrialisation a peut-être permis des progrès d'un côté, mais elle a aussi saccagé le monde de l'autre. L'État politique libéral et centré sur ses fonctions régaliennes est devenu État social au cours du XXe siècle. L'État dans sa forme contemporaine a commencé à englober ce qu'Hegel, puis Marx concevaient comme société civile à partir de la mise en place de l'État-providence. En effet, on a aujourd'hui de plus en plus de mal à entrevoir ce qui reste comme place pour que se réalise « La Sociale » comme on disait alors. En réalité, la perspective révolutionnaire prolétarienne de « La Sociale » s'est transformée en une revendication populaire pour toujours plus de social. Concrètement, cela revient actuellement à demander plus d'État : c'est l'État qui aujourd'hui fait du social avec des dispositifs ad hoc de remédiation1 (multiplication des intermédiaires sociaux avec spécialisation de leurs champs d'intervention; mesures spécifiques et adaptées à chaque catégorie d'individu ou même à chaque individu2). Dans ces conditions, l'État est moins que jamais réductible à un appareil de domination placé au-dessus de la société car il tisse sa toile en réseau dans chaque recoin de ce qui désignait justement auparavant « le social » afin de le distinguer à la fois de l'économie et du politique.

La société du capital est donc très différente de la société bourgeoise dans la mesure où les liens de dépendance et de soumission d'autrefois sont aujourd'hui beaucoup plus des liens d'interdépendance et de coopération. Nous sommes loin de l'époque de la Commune où Bakounine pouvait se permettre d'occuper l'Hôtel de ville de Lyon! Il n'y a plus de forteresse à prendre ou à assiéger, ni au niveau économique (les anciennes forteresses ouvrières ont été démantelées), ni au niveau politique. On n'en est plus non plus à la grande grève générale des syndicalistes révolutionnaires et autres anarcho-syndicalistes. La question que nous nous posons aujourd'hui, et beaucoup d'autres avec nous, est : d'où peuvent surgir les nouvelles formes de conflictualité dans une société capitalisée qui semble avoir digéré ses anciennes sources d'antagonisme mais qui bute sur des obstacles ou des limites qui ne sont pas directement producteurs de nouvelles sources d'antagonisme (climat, environnement, ressources naturelles épuisables)? Or, les insurrectionnalistes ne se posent pas explicitement cette question puisqu'ils partent d'un postulat qui fait déjà office de réponse. En effet, ils posent l'existence d'un monde en ruine et rejoignent par là diverses théories catastrophistes3 qui ont cours dans les milieux radicaux hostiles aux technologies nucléaires et génétiques ou dans ceux des tenants de la « décroissance ». Mais comme fondamentalement ce n'est pas un terrain qui les intéresse, ils ne font, le plus souvent, que décliner des banalités ou des clichés. Par exemple, dans L'insurrection qui vient on peut trouver : « un présent sans issue », « un état pathologique de la société », la « décadence » de différentes institutions, des rapports sociaux « qui agonisent », un « quadrillage policier », un « mur invisible ».
On a alors l'impression d'une course de vitesse entre d'un côté la crise finale conçue non pas comme une loi inexorable qui viendrait se vérifier et ouvrir sur la perspective communiste (ça, c'est la perspective du programme prolétarien), mais comme une catastrophe pour l'humain ou pour l'espèce et de l'autre l'insurrection. C'est pourquoi cette dernière doit absolument advenir en dehors de toute temporalité concrète liée aux luttes. C'est une question de vie ou de mort qui ne permet pas de position de repli. L'insurrection devient un nouveau programme qui se contente de rechercher des moyens d'exprimer la conflictualité potentielle sans désigner de nouveaux sujets. Ainsi, les insurrectionnalistes reprennent-ils le schéma tactique de Tiqqun qui fait de l'opposition à la police un objectif presque vital car il s'agirait d'un acte fondateur, l'acte politique premier : « L'affrontement avec la police est devenu l'évidence politique de l'époque4 ». Ils font une fixation quasi obsessionnelle sur l'opposition à la police, associant confusément guerre sociale et acte de guerre au sens propre, glissement qui n'est pourtant pas si étonnant si on relie cette prose à celle de Carl Schmitt. Là où il y a perspective de guerre sociale, on voit apparaître ce glissement et l'on parle de la « conquête de territoires » et de lieux pris à l'ennemi comme si l'emploi du concept de guerre ne fonctionnait plus simplement comme métaphore des antagonismes, mais reprenait son sens premier de guerre militaire contre un ennemi clairement identifié.
La désignation de la police comme ennemi principal trahit une vision réductrice de ce qu'est l'État aujourd'hui et nous l'avons déjà dit, un manque d'attention aux formes nouvelles de l'État et à son action au quotidien. L'IQV se contente de dénoncer une politique et des institutions qui mettent en œuvre des formes de contrôle toujours plus envahissantes (vidéosurveillance ou prélèvements d'ADN). Ces formes sont perçues comme un signe de renforcement du caractère autoritaire et même totalitaire de l'État, interprétation unilatérale qui ne voit pas en quoi elles s'insèrent dans un rapport social d'interdépendance et de participation au contrôle et non pas seulement de domination brute. Ainsi, les agents de sécurité et les rondes de citoyens peuvent assister ou même remplacer une police de proximité jugée insuffisante et par l'État et par les « citoyens ». On en a des exemples dans de nombreux pays et si en France le mouvement est encore peu développé il commence à pointer à travers certaines réactions au moment de la révolte des banlieues de 2005. D'autre part, en tout état de cause, pour une immense majorité d'individus, l’État républicain reste aussi le protecteur des libertés par la Constitution et la loi.
Dans la société capitalisée, presque tous les possibles sont encouragés et autorisés, mais le débordement des normes en place et donc de l'ordre réel ou symbolique implique la « nécessité » d'un contrôle au plus près de toutes les activités. La vidéosurveillance est évidemment concentrée dans les centres-villes, à partir du moment où ceux-ci sont des zones ouvertes et mixtes, mais elle touche aussi les secteurs plus périphériques, voire ghettoïsés, surtout aux nœuds d'interconnexion des réseaux de transport, car l'État doit tout surveiller, entre autres choses pour prévenir les concentrations de « perturbateurs » dans les zones à protéger en priorité, au centre et ailleurs.

À quel point cela est le produit d'une véritable révolution anthropologique nous est bien montré par le rapport des individus, et particulièrement des jeunes, au fichage. Tout cela leur apparaît naturel ou ne pose pas problème car les « nouveaux individus » se sentent peu concernés par l'aspect surveillance des nouvelles technologies, mais s'intéressent surtout à leur aspect pratique de libération des possibles dans le cadre de leur miniaturisation. Ils fonctionnent donc sur le même raisonnement que ceux qui décident des processus de développement de la recherche et de l'intégration des innovations à la dynamique du capital : le procédé technique existe, on peut l'utiliser, on l'utilise et on voit après. Ainsi, dans les manifestations plus ou moins violentes, comme celle, récemment, qui a eu lieu à Londres et qui a conduit au saccage de bureaux, au siège du Parti conservateur, le bris de caméras de surveillance accessibles n'a pas empêché des manifestants de prendre le maximum de photos de « l'événement » grâce aux caméras intégrées aux téléphones portables, qu'ils ont fait circuler presque instantanément, via l'Internet sans fil! Communiquez, la police fera le reste!
La plupart du temps, les insurrectionnalistes abandonnent ou oublient cette critique pour une apologie opportuniste de pratiques émeutières qui se fixent comme objectif la destruction de tout ce qui représente les institutions et l'ordre social. Ils y voient un combat complémentaire à celui mené contre l'État et ce n'est pas pour rien que la révolte des banlieues les inspire : on y retrouve des attaques contre des écoles, des caillassages de transports en commun, des attaques de commissariats, de maisons des jeunes, etc. Si ces pratiques traduisent la réalité actuelle d'une crise de reproduction des rapports sociaux, les insurrectionnalistes ne semblent pas réaliser l'écart qu'il peut y avoir entre cette crise de reproduction et des actions qui en restent à ce niveau d'expression. Tiqqun, puis l'IQV ont effectivement essayé de réduire cet écart. À partir d'une analyse relativement fouillée de la dynamique du capital, ils ont proposé le blocage des flux et non pas seulement celui de la production, le blocage de lieux multiples et non pas seulement l'usine comme terrain d'affrontement.
C'est intéressant, mais les insurrectionnalistes en restent toujours au niveau des moyens de lutte qu'ils viennent plaquer sur des terrains qu'ils ne connaissent guère. Ni vraiment ouvriers, ni vraiment étudiants, ni issus des « quartiers », là encore, ils semblent comme hors sol ce qui ne peut que les pousser vers l'entre-soi.
L'absence de repérage de sources concrètes de conflictualité, ajoutée au fait qu'ils ignorent couramment les conflits encore liés au travail5 et la spécificité des problèmes et des révoltes des banlieues, les amène peu ou prou à prôner l'action volontariste de petits groupes plus ou moins affinitaires qui se rencontreraient sur la base minimale du refus des structures d'oppression et des prédéterminations.
Leur identité de lutte dépasserait toute situation objective6 ce qui est assez cohérent avec leur situation personnelle faîte souvent d'entre-deux propice à l'hypersubjectivité.

En réalité, vu leur conception réductionniste, les insurrectionnalistes vont avoir le plus grand mal à comprendre comment des actions massives peuvent apparaître, avec des contenus et des formes les plus divers et non prévus au « programme ». On vient d'en avoir un exemple a contrario avec l'interprétation qui a été donnée des événements de Grèce parce que le principal moyen dé mesure qu'utilisent les insurrectionnalistes pour les apprécier est le degré de violence qu'elles peuvent atteindre. Dans cette vision, le niveau de violence témoignerait du niveau d'intensité de la révolte en cours alors que, comme on l'a vu pour la Grèce, cette violence est restée plutôt circonscrite, dans un premier temps à un quartier d'Athènes et un autre de Thessalonique (la révolte étudiante), quartiers qui peuvent être considérées comme des zones autonomes temporaires et dans un second temps (la crise financière) à quelques débordements de manifestations pratiqués par les jeunes et des immigrés albanais surtout7. Cette position empêche de se poser la question de l'extension de l'émeute et finalement de son passage à l'insurrection. Une extension qui n'est pas que quantitative, mais impliquerait de toucher d'autres catégories de la population, d'autres secteurs de la reproduction comme de la production. Ainsi, en Grèce, le mouvement signifiait une grave crise de reproduction des rapports sociaux et de reproduction du capital sans que cette crise ne s'étende à la production. La forme de la lutte devait d'autant plus prendre celle de l'émeute que la plupart de ses protagonistes ne pouvaient pas faire grève. Le risque est alors double : autonomisation de la forme avec une plus ou moins grande radicalisation de la violence d'un côté; aspect minoritaire et circonscrit de la lutte qui, alors qu'elle s'attaque effectivement au niveau de la reproduction, s'avère en même temps incapable de remettre en cause les institutions de cette reproduction, ne serait-ce que celle de l'éducation. La même impression prévaut en France quand, dans les dernières luttes étudiantes après 2006, les insurrectionnalistes, tout en participant à divers comités, abandonnent de fait toute contestation interne de l'institution du fait de leur esprit de sécession. Ils ne donnent pas l'impression de remettre en cause tous les rapports dans l'institution et l'institution elle-même puisqu'ils la désertent. À la limite, seules les intéressent les prises de décision de blocage ou d'occupation. Nous sommes ici face à des pratiques très différentes de celles des années 1960-1970. Les universités ne sont plus des lieux de déconstruction du pouvoir, ni même des bases arrière pour autre chose.
C'est le seul niveau de violence qui constituerait l'expression de la radicalité par excellence car il serait irrécupérable par le pouvoir en place, contrairement à une réflexion et des pratiques critiques qui, en dernier ressort, ne feraient que renforcer le « système ».
De cette violence, la plupart font une posture car, pour eux, s'interroger sur la légitimité ou même les formes concrètes prises par celle-ci n'a pas de sens. Elle est une réalité indiscutable, à prendre ou à laisser, en bloc.
On retrouve le même problème et les mêmes simplifications dans l'interprétation des événements qui ont enflammé les banlieues françaises en 20058. En effet, la réflexion qui émergeait était que les actions militantes devaient atteindre un même niveau de violence que celles des jeunes des quartiers, ce qui reviendrait à parler le même langage puisque la communication politique semblait impossible au premier abord.
Cette vision à la fois apologétique et naïve de la violence se retrouve dans le rapport positif à toute pratique émeutière qu'entretiennent les insurrectionnalistes, même lorsque se développent des formes de violence qui viennent parasiter d'autres révoltes ou refus. Cette violence se retourne alors contre des manifestants « dépouillés » à la fin d'une manifestation lycéenne et étudiante ou contre des salariés de services publics dont le maintien et la présence est encore le signe du refus d'une situation à l'américaine ou à la sud-américaine. C'est oublier aussi comment le spectacle de l'affrontement peut rattraper ces actes de violence collective comme le prouve la ritualisation atteinte par ceux-ci lors des contre-sommets.

Pour l'insurrectionnalisme actuel, s'opposer frontalement à la police ou aux institutions, c'est s'opposer concrètement à ce qui entretiendrait la domination au quotidien, que ce soit par la coercition ou par la force brute. Comme on le voit, on met ainsi de côté l'analyse fine des dominations qui pourrait servir à démontrer qu'elles fonctionnent aussi par consentement, comme en témoigne le retour à la mode du concept de « servitude volontaire ». Cela permet aussi d'écarter tout le corpus sur les dispositifs de pouvoir que Tiqqun développait par ailleurs, avec des références à Foucault et à une postmodernité définie comme biopolitique9. À partir d'un modèle complexe des formes de domination, on arrive à une simplification extrême avec désignation de l'ennemi. Du point de vue théorique on peut y voir un affrontement des références : il s'avère en effet difficile de faire tenir Foucault, Deleuze et Guattari d'un côté avec Schmitt de l'autre. Par ailleurs, cette simplification est bien pratique puisqu'on est censé n'avoir aucun point commun avec cet ennemi! Il suffirait de « retourner » ce qui est vu comme violence insupportable de la société contre l'individu pour déboucher sur une forme de libération. On ne dépasse donc pas la révolte individuelle, même si elle se juge elle-même collective par agrégation des révoltes individuelles ou particularistes (les identités qu'elles soient uniques ou multiples) contre des ennemis toujours plus nombreux et devenus toujours plus identifiables10. La volonté de s'opposer systématiquement au contrôle sous sa forme la plus pure, la plus incarnée, c'est-à-dire sous sa forme policière, débouche sur la question de l'utilisation de la violence politique. À ce titre, ce courant s'enferme dans un énoncé contradictoire qui consiste, d'un côté, à affirmer que le niveau de violence est dépendant de l'action de manifestants qui ouvrent la voie dans l'émeute à la forme libre de la contre-violence envers le système et, de l'autre, que le « système » ne saurait être que violence, ce qui sous-entend que c'est constamment ce « système » qui fixe le niveau de violence applicable par lui et tolérable de la part de ses contradicteurs.
Pourtant, si l'on regarde les événements de l'anti-G8 de Gênes en 2001, on a un exemple de l'évolution des rapports de force. Jusque-là, les Tute bianche mimaient les actes de violence pour en faire des gestes symboliques qui rompaient avec l'image de la violence des « années de plomb ». Mais à partir du moment où ils ont décidé que cette méthode douce s'appliquerait à un objectif quasi militaire — pénétrer la zone rouge —, ils ont été tellement pris au sérieux qu'ils ont été attaqués violemment par les forces de l'ordre et ont subi une violente répression qui les a laissés exsangues et les a conduits à se dissoudre. Dès l'instant où le pouvoir a senti que le mouvement passait du symbolique à l'effectif, c'est lui qui a décidé du niveau de violence adéquat en exerçant une violence d'État parée de toute sa légitimité politique y compris quand elle tue11.
En tout cas, on constatera que la contamination émeutière de cette journée consistait principalement en une réaction à l'agression policière plutôt qu'en un plan machiavélique du Black Block. Se réapproprier la violence, cela était-il censé vouloir dire prendre les armes contre les policiers qui ont tué Carlo Giuliani? Mais, dans ce cas, quelle finalité politique donner à cet usage des armes12? Sur ce sujet, les groupes de lutte armée ont involontairement, mais concrètement donné à voir qu'il ne suffisait pas de s'armer pour mettre en échec l'État et a fortiori l'abattre, comme il ne suffit pas d'éliminer certains de ses acteurs pour faire tomber tout l'édifice. L'État est celui qui décide en dernier ressort du niveau de violence et de répression13, du moins tant que le pouvoir est en mesure de maîtriser la situation. C'est ce qu'oublient trop facilement ceux qui restent fascinés par le mouvement de 1977 et par une violence diffuse qui ne sera tolérée finalement que quelques mois avant qu'un nouveau saut dans la répression n'amène ladite violence à se réfugier dans les bras des BR ou de PL14. Ceux-ci vont alors développer un niveau de violence organisé croissant au fur et à mesure que se profileront le reflux et la défaite du mouvement dans son ensemble. Comment mieux dire que ce niveau était complètement contre-dépendant de celui imposé par l'État?

La violence exprime-t-elle encore un langage politique?


Nous dirions que cela dépend du contexte. En 1968, en France, par exemple, ou dans l'Italie des années 1970, une jonction s'est effectivement opérée entre violence étudiante et violence prolétarienne, mais au sein de rapports sociaux qui étaient beaucoup plus violents et exprimaient souvent une véritable haine de classe. Cette haine de classe pouvait venir renforcer, à ce moment-là, une haine générationnelle contre des valeurs rendues archaïques par l'évolution des rapports sociaux. Finalement, il pouvait se dégager des intérêts et des désirs communs au-delà des barrières de classe. Mais, aujourd'hui, au sein d'une société capitalisée qui a largement normalisé son mode de fonctionnement en englobant des conflictualités qui ont perdu de leur caractère antagonique, la violence est élevée au niveau d'un tabou et devient un nouvel interdit majeur qui fait consensus. Elle fait peur parce qu'elle est résiduelle et apparaît sous des formes brutes qui lui enlèvent son sens immédiat... et toute possibilité de convergence avec d'autres forces. Ainsi, la révolte des banlieues est apparue à beaucoup comme inexplicable dans ses formes et ses objectifs, au moins sur le moment. Quand, par exemple, des jeunes souvent en difficulté scolaire attaquent leur propre école, quand ils saccagent leur propre cage d'escalier, quand ils brûlent les voitures de leurs voisins, les personnes « adultes et raisonnables » n'y voient que barbarie ou retournement de l'ancienne haine de classe contre soi. Il y a incompréhension totale, comme on a pu le voir au cours de la lutte contre le projet de CPE en 2006, donc seulement quelques mois plus tard. La situation est très différente de celle qui existait encore au moment du CIP (1994) qui a constitué le dernier moment observable d'une convergence. En effet, malgré parfois quelques apparences de convergence en actes, comme dans les événements d'octobre à Lyon15, il n'y a eu le plus souvent qu'une sorte de solidarité ou d'empathie qui n'était pas du tout présente en 2006 : le mouvement anti-CPE est resté séparé dans le temps et l'esprit de la révolte de 2005. Ce n'est qu'aujourd'hui, avec le recul et l'idée commune récemment ancrée d'un accroissement des inégalités et des discriminations, que l'expression d'une certaine violence devient plus légitime pour un grand nombre de personnes. Elles y voient un cri de désespoir, certes impropre à changer les choses, puisqu'il s'exprime de façon purement négative, par exemple dans la haine de la police ou aussi dans la prise pour cible des outils traditionnels d'une intégration reconnue en crise (les services publics, l'école tout particulièrement), mais plus compréhensible. Il suffit alors d'un léger déplacement du curseur pour qu'une certaine violence soit comprise comme interne au mouvement même si elle n'en est pas le caractère principal. Ainsi, au cours d'octobre 2010, une violence des jeunes plus dirigée vers les produits de luxe et les riches commerces des centres-villes que contre les écoles ou les transports publics n'a pas rencontré de stigmatisation outrancière parmi la masse des individus en lutte. De même, certaines actions entreprises contre des supermarchés en vue de redistribuer des produits de première nécessité ont reçu un assez bon accueil, au moins de proximité. Tout cela reste encore très moral mais, constitue un terreau fertile pour des remises en cause plus globales que celles initiées par les actions traditionnelles.

La fonction quasi démiurgique de l'émeute


Dans le souci de faire vivre la guerre sociale, le terrain favori des insurrectionnalistes pour forcer l'ennemi à dévoiler sa vraie nature de porteur de la guerre civile est celui de l'émeute. Parler de leur pratique actuelle, c'est pour une bonne part parler de pratique émeutière dans laquelle la violence prendrait un excès de sens.
Il y aurait comme un processus reliant la révolte à l'insurrection par le biais de l'émeute qui devient une forme significative de l'insurrectionnalisme.
Le rôle de l'émeute serait multiple :
— elle est le signal de la guerre sociale en cours, remplaçant la guerre de classe par la guerre de rue;
— elle libère du carcan du contrôle du quotidien;
— elle permet une rencontre pratique au-delà des places sociales et des lieux assignés.
Il y a quand même assez loin de l'énoncé théorique aux faits. Les insurrectionnalistes ne semblent pas trouver leur place spécifique16 dans les événements d'octobre 2010, surtout à partir du moment où les lycéens et des étudiants ont massivement « pris la rue ». Prendre la rue, ce n'est d'ailleurs assimilable ni à du blocage ni à de l'émeute. Cela relève plutôt de l'appropriation de l'espace.
— elle démontre que l'on reconnaît « le partisan » au sens de Schmitt dans l'intensité politique produite par la rencontre émeutière.
Celle-ci joue un rôle essentiel pour ce courant car il y aurait une communication situationnelle dans l'émeute. Pour certains, c'est le langage des corps qui transcende les positions individuelles, dans tous les cas, s'investir dans l'émeute relève de la rencontre. C'est une version moderne de la communauté prolétarienne de lutte, en dehors d'une problématique de classe. Elle ne dépasse pas la subjectivité d'individus isolés qui ne voient dans « le système » qu'un dispositif d'inculcation de normes et de contraintes. On retrouve bien ici l'influence foucaldienne, mais sans l'idée de clôture. En effet, si le pouvoir s'efforce de formater les individus, ceux-ci peuvent produire en retour de nouvelles formes de subjectivité17. Cette vision est parfois énoncée clairement dans des textes anarchistes italiens, qui tendent à assimiler l'effritement de normes, spécifiques à l'époque du fordisme et de l'État-providence, à la disparition de toute médiation, en particulier idéologique, ce qui favoriserait, d'après eux, l'apparition de possibilités insurrectionnelles plus difficilement contrôlables « Avec la disparition des vieux modèles productifs, le démantèlement de la grande industrie, en somme avec le dépassement du modèle fordiste, on peut dire que disparaît également la classe ouvrière européenne. Ce que le capitalisme avait créé en termes de communauté (bien que fictive) avec la révolution industrielle est, entre les années 1970 et 1980, liquidé. Avec la restructuration industrielle disparaît inévitablement la possibilité de la “rencontre prolétaire”, la communauté née de la concentration dans les grandes usines [...] La dialectique entre les classes est morte même si l'antagonisme reste bien vivant. [...] C'est ce vide que nous devons prendre en compte.18 »
La conscience du risque est pourtant présente quand il est dit aussi qu'il faudrait donc remplacer cette « rencontre prolétaire » devenue impossible en donnant un sens à la révolte et à la rage contre « le fantasme que la rage moderne nous laisse entrevoir : le massacre entre pauvres, l'abattoir ethnique et/ou idéologique (religieux et politique19.) »

Mais, plus encore, la justification de l'émeute vient dorénavant du fait qu'elle reprend à son compte la forme prise par la révolte des banlieues en 2005 après s'être inspirée, dans un premier temps, de la seule action des Black Blocks. On voit dans le personnage en partie fabriqué de l'émeutier de banlieue une figure exemplaire du dominé qui se révolte et une définition de la conduite du révolté. Une révolte considérée comme d'autant plus légitime que l'émeutier en question subissant au maximum le poids de la domination serait victime d'une discrimination particulière qui le placerait dans une condition différente des autres individus. En fait, il serait le produit d'un retour à la situation de l'Ancien Régime d'avant 1789, quand n'existait pas encore « l'égalité des conditions » théorisée par Tocqueville comme formant le noyau de base des régimes démocratiques. On assisterait donc à la résurgence d'un ancien type d'inégalité, une inégalité de condition ou de « nature » et non de fait, qui désignerait cet individu comme un « perdant » du capitalisme, comme victime, même s'il en a parfaitement intégré les valeurs par ailleurs. Ce sentiment est d'ailleurs assez bien partagé par toute l'extrême gauche dont l'angélisme, quand il n'est pas intéressé et manipulatoire, montre à quel point sont ignorées ou occultées les conditions de vie dans ces quartiers et aussi le fait que beaucoup de leurs habitants et de ceux qui y travaillent y luttent quotidiennement loin des clichés.
Ce dernier aspect est en général négligé par des insurrectionnalistes qui font justement de la critique de ces valeurs dominantes la base minimale ou le point de départ de la révolte et de la sécession. Comme, par ailleurs, ils côtoient fort peu, au quotidien, les habitants des banlieues, tous les fantasmes de convergence peuvent être abstraitement cultivés. En effet, les insurrectionnalistes ont plutôt tendance à se regrouper dans d'anciens quartiers populaires assez centraux, mais pour l'instant délaissés par la rénovation urbaine ou dans des villes anciennement ouvrières qui jouxtent directement Paris, comme Montreuil pour la région parisienne. Ils pensent y trouver plus facilement une possibilité de logement peu cher, voire gratuit, puisqu'ils ne peuvent en général bénéficier de HLM et aussi un espace de liberté qui puisse se transformer en un espace oppositionnel. Ils cherchent donc, paradoxalement pour des sans-attaches, une nouvelle territorialité construite de toutes pièces et qu'ils opposent tant bien que mal aux nouvelles territorialités du capital20.
Mais comment faire de ceux qui étaient considérés couramment comme un lumpenprolétariat21, sorte de rebut de la classe prolétaire à qui le marxisme avait retiré toute valeur révolutionnaire, une nouvelle tête de pont de la lutte contre le capital22? Abandonnant une position « victimisante » centrée sur les discriminations qui contredit d'ailleurs l'apologie des conduites de révolte, certains insurrectionnalistes essaient de développer l'idée de révoltés, qui, comme autrefois le prolétariat, ne subiraient aucun tort particulier mais les concentreraient tous23, non pas cette fois parce qu'ils symboliseraient tous les aspects de l'exploitation, mais parce qu'ils représenteraient la concrétion de l'utopie du capital qui est de se passer des êtres humains. Les révoltés symboliseraient non pas une condition particulière d'exclus, mais la condition même d'individus superflus... pour le rapport social capitaliste116. Ce qui revient à accepter les termes même de l'idéologie néomalthusienne, telle qu'elle est défendue par les tenants de « l'écologie radicale », par exemple dans le journal La Décroissance. Ces individus superflus concentreraient toute la charge négative antisystème, une négativité qui s'exprimerait dans la rage et la destruction même si elle n'a pas de perspective.

Là est tout l'art de la « jonction » voulue par certains et vraisemblablement vécue dans certaines villes telles Grenoble où Toulouse lors des affrontements dans la lutte anti-CPE lorsqu'il y avait une présence combative des « jeunes de banlieue ». Pourtant, cela n'exclut pas le côté fantasmatique de la chose. En effet, les insurrectionnalistes se projettent dans un face-à-face avec la police qu'ils ne sont eux-mêmes pas capables de provoquer ou alors que trop rarement. Trouver enfin un ennemi commun aux révoltés semble leur suffire et ils en déduisent une jonction qui n'existe que dans leur tête. Actuellement, la seule forme réelle de rapprochement a lieu lorsqu'il s'agit de soutenir des individus face à la justice, comme pour les inculpés de Villiers-le-Bel, car les militants ont des ressources de toute sorte dans cette situation, telle la collecte d'argent et l'organisation de campagnes de soutien. Mais alors, ces moyens n'ont rien d'insurrectionnalistes et se rapprochent bien plutôt des habituels comités de soutien aux victimes de bavures policières ou aux emprisonnés pour rébellion même si les « caisses de solidarité » apparues pendant cet automne ne reposent pas sur les mêmes bases que les traditionnels comités de soutien.
Voir dans les événements de Villiers-le-Bel un exemple de retournement d'une société de contrôle, constitue une surestimation de « l'événement » caractéristique du réductionnisme politique que nous avons pointé. En fait, il y a confusion entre un événement au sens fort et un fait divers qui déborde et fait événement par défaut, si l'on peut dire, au sens où s'il n'était pas relayé largement par les médias, il ne sortirait guère de l'anonymat. C'est aussi ce qui fait la différence entre Villiers et la conjonction des révoltes en France en 2005. Avant Villiers-le-Bel, il y a eu de nombreux exemples de révoltes de quartiers ou même d'affrontements armés qui ne posaient absolument pas la question du renversement de la société, et même pas celle de savoir quel type de contrôle est supportable ou non. Comme précédent en territoire français, notons par exemple les tirs contre la police lors des émeutes de 2005 dans la cité de la Grande-Borne, à Grigny, et il n'en aurait pas forcément été différemment en 2005 si la simultanéité et la convergence des révoltes n'avaient donné finalement un surcroît de sens aux divers événements locaux. C'est d'ailleurs cette simultanéité qui a fait dire à certains qu'il y avait sûrement un chef d'orchestre derrière tout ça.
Certains parlent, à l'occasion du procès de Villiers, d'une « occupation militaire » du territoire24, mais comme cela est déjà arrivé dans d'autres contextes d'émeutes en Europe au cours des dernières décennies, ces « occupations » ne sont qu'éphémères et ne visent qu'à geler les situations explosives. Il ne s'agit pas encore de les éradiquer. Nous n'en sommes pas à l'utilisation des procédures mise au point lors des opérations extérieures qu'a menées la France, par exemple en Bosnie, où le maintien de l'ordre nécessite le passage d'une opération de police à une occupation de type militaire de long terme. Ce qui montre d'ailleurs que les États-nations, pour être en crise, n'en existent pas moins encore et que la gestion policière est différenciée, selon qu'elle s'applique à l'intérieur des frontières ou à l'extérieur. Cela n'enlève rien au fait que les forces de l'ordre sont amenées à expérimenter de nouvelles formes de contrôle lorsque la situation ne rentre pas dans leurs schémas opérationnels. En termes d'occupation militaire, l'exemple de Bologne en mars 1977 est particulièrement parlant. Car après avoir cru avoir conquis la ville contre les forces de répression traditionnelles, au cours d'affrontements qui mettaient en jeu l'usage des armes, les émeutiers se retrouvèrent le lendemain face à une réponse d'un autre calibre que celui du « P38 ». L'intervention de l'armée et des chars eut pour conséquence de geler immédiatement la situation. Bien sûr, la ville fut pendant un moment une sorte de « commune » comme le théorise l’IQV, mais la question de faire vivre et fonctionner des lieux dépasse de loin la seule mise en échec des forces de l'ordre conventionnelles.
Cette question va se reposer pour ce courant, à un niveau plus restreint, lors du mouvement contre le CPE. Tout en prenant encore appui sur une conception guerrière en utilisant des termes de territoire « à défendre » où à « conquérir », l'insurrectionnalisme envisage la nécessité d'une coïncidence « entre vivre et lutter ». Cette idée est véritablement développée dans le livre Les mouvements sont faits pour mourir25 qui, en faisant le bilan du CPE, envisage la nécessité de constituer une auto-organisation permanente avec extension des communautés de lutte au-delà des mouvements sociaux et, c'est à souligner, au-delà des affrontements avec les forces de l'ordre. La proposition est complétée par une prise de distance avec l'alternativisme vu comme un aménagement du capitalisme à laquelle on oppose la constitution de communautés de lutte : « L'intérimaire qui passe de mission en mission, mis à disposition de ses employeurs, réduit à une simple variable d'ajustement de main-d’œuvre. Le cadre qui ramène sa journée de travail à la maison... L'étudiant qui s'inscrit pour une année supplémentaire, comme on traîne des pieds pour gagner un an sur l'inéluctable avenir salarié... Ce qui fait défaut, ce sont les communautés d'expérience susceptibles de cristalliser, de se recomposer politiquement en communautés de lutte (sur le mode des sociétés secrètes ouvrières, par l'organisation syndicale à la base, la constitution de caisses de solidarité ou de groupes de sabotage). »
Malheureusement, pour ce qui est de prolonger un mouvement, cela ressemble à un vœu pieux car ce sont les nécessités de la lutte qui créent les conditions de l'organisation et non des positions et interventions activistes. En effet, une fois les motifs limités de la lutte disparus (par exemple le projet de CPE), qu'est-ce qui justifierait la poursuite d'un blocage de l'université par exemple? Rien, puisque nous avons vu justement que pour eux l'université n'est pas un terrain de lutte en lui-même, mais un lieu d'intervention quand il s'y passe quelque chose d'exceptionnel. Rien donc, hormis un volontarisme politique qui ne peut plus s'appuyer justement sur les conditions ayant conduit au déclenchement de la lutte. Le désir de dépasser une problématique en termes de conditions objectives conduit à faire des conditions subjectives le nerf de la guerre. Ces conditions subjectives ne sont pas évaluées en fonction du niveau de lutte réel et collectif, mais en fonction d'une volonté de poursuivre l'action qui est censée échapper aux aléas d'une situation mouvante et, finalement ainsi, de la dominer. Les individus qui s'entêtent pensent que, par la puissance seule de leur action, ils planent au-dessus de la triste réalité, alors qu'ils en sont réduits à radicaliser non pas un mouvement, mais une fin de mouvement. D'ailleurs, plus l'intensité de la lutte faiblit de manière manifeste, plus la radicalisation doit être forte pour compenser. On est alors dans la logique des groupes armés italiens de type seconde génération (Prima Linea et Brigate Rosse après Moro). C'est ce que fait remarquer A. Dréan (op. cit.), en parlant du groupe de lutte armée Azione Rivoluzionaria composé d'anciens communistes radicaux et d'anciens anarchistes, un groupe qui semble avoir fortement influencé Bonanno : « L'action est directe. Quelles qu'en soient les conditions objectives, les conséquences subjectives sont fondamentales. L'action directe rend les individus conscients d'eux-mêmes en tant qu'individus qui peuvent transformer leur destin et reprendre le contrôle de leur propre vie26 ». Comme on peut le remarquer avec la pratique émeutière comme marqueur de la guerre sociale, la guerre de classe n'est plus la racine de l'insurrection même quand elle perdure dans l'énonciation comme chez Bonanno et des cercles qui s'en réclament.
Cette guerre de classe, dans le cadre du programme prolétarien, ne passait déjà plus par l'insurrectionnisme27 qui avait subi de sévères défaites et la répression comme en Espagne en 187328, mais par une forme particulière, celle de la grève générale insurrectionnelle. Cette nouvelle forme était censée tirer les leçons des limites de l'insurrectionnisme passé et principalement admettre que les anarchistes ne pouvaient continuer à agir comme s'ils étaient une simple mèche de l'incendie social et de l'insurrection, comme si les ouvriers ou les paysans étaient toujours prêts à se soulever. L'Espagne des années 1920 et 1930 en a produit quelques exemples, avec aussi, parallèlement, des actions qui pourraient être taxées d'insurrectionnistes comme celles menées par les cercles autour d'Ascaso et Durutti.
L'insurrectionnalisme actuel ne se réfère pas précisément à cette période et à cette perspective et encore moins à la perspective soixante-huitarde d'une grève générale de type autogestionnaire. Il prend acte de la rupture du fil historique29 et du déclin sans précédent du mouvement ouvrier et même de la forme classiste de la guerre sociale sur le modèle de la grève insurrectionnelle (modèle encore en vigueur à la CNT-VIGNOLES). « Ce que nous devons comprendre, c'est que la nouvelle saison qui s'ouvre devant nous n'est pas, et ne peut plus être, la reformulation du passé de la guerre entre deux classes. Au moins en Occident. Trop de choses ont changé, les mécanismes et les dynamiques sociales sont aujourd'hui profondément différentes de celles du XIXe siècle. Et tout comme la réalité est différente, l'intervention révolutionnaire doit le devenir à son tour30 ». Ce fil historique serait remplacé par une « traînée de poudre, ce qui à chaque événement ne s'est pas laissé mettre au pas de la temporalité absurde du retrait d'une loi » et « une insurrection n'est pas comme l'extension d'une peste31 ou d'un feu de forêt — un processus linéaire qui s'étendrait de proche en proche à partir d'une étincelle initiale. C'est plutôt quelque chose qui prend corps comme une musique32 ».
Toutefois, là encore, la diversité et l'éclectisme de l'insurrectionnalisme vient complexifier la question. Ainsi, si certains partent de la rupture du fil historique (les plus classistes en vérité), d'autres ont des références qu'on pourrait taxer de postmodernes (Foucault, Deleuze, Agamben) et développent des critiques de la totalité et du sujet33 au profit du multiple, des micro-conflictualités, une aversion pour la société de consommation (alors que dans la tradition révolutionnaire il ne venait à personne l'idée de dénoncer une surconsommation ouvrière ou populaire), une indulgence particulière pour les micro-nationalismes (basque, palestinien, maya, etc.) et, finalement, une attirance pour toutes les tartes à la crème du politiquement correct militant (antifascisme, antispécisme, confusion entre goûts sexuels ou pratique politique, genrisme à la mode anglo-saxonne).

La plèbe comme sujet révolutionnaire dans l'émeute


À la place d'un insurrectionnisme de classe, on aurait affaire à une insurrection émeutière de ceux qui se révoltent parce qu'ils sont dans un entre-deux, ni totalement pris par le salariat, ni totalement rejetés aux marges de la société, comme, par exemple, lors des émeutes grecques de 2008 ou chez les employés précarisés. Ils refuseraient en bloc un « système » qu'ils jugent extérieur à eux, même s'ils y sont inclus34. En cela, ils réfutent, d'ailleurs très justement, la vision de certains sociologues parlant d'une nouvelle frontière de classe et d'une guerre larvée qui opposerait inclus (les salariés du monde du travail) et exclus (les nouvelles classes dangereuses), mais, s'ils la refusent, ce n'est pas vraiment parce qu'ils la trouvent fausse, mais plutôt parce qu'elle leur paraît dictée par le « système ». On en trouve une illustration dans leur rapport à la presse. Celle-ci n'est pas vue comme un média traversé par ses contradictions (objectivité des faits rapportés, rapports au pouvoir et à l'argent), mais comme une entité en position de pouvoir ou au service du pouvoir. Ils peuvent alors opposer « leur » presse à la presse de la société. Mais cette position repose plus sur une situation objective de dominés que sur une position politique. On le voit bien quand les insurrectionnalistes laissent à voir qu'ils ne sont pas que des dominés et donc qu'ils peuvent avoir accès à cette presse officielle (Le Monde, Libération) comme dans le cas des inculpés de Tarnac35.
Parler en termes binaires est devenue la méthode des insurrectionnalistes. Elle permet de recycler les auteurs classiques de la déconstruction de la dialectique (Deleuze et Guattari) et de la guerre civile (Schmitt) qui désigne les ennemis.
Plus concrètement, parler en termes d'extériorité et d'intériorité au « système » ouvrirait vers un processus de subjectivisation politique. Et c'est parce qu'ils ne comprennent ce « système » que comme un monde auquel ils sont extérieurs que l'émeute leur apparaît comme un coup de baguette magique pouvant changer le monde ou du moins anéantir l'ancien. Il suffirait d'occuper des lieux pour se les approprier comme s'ils ne participaient pas eux-mêmes à leur reproduction fonctionnelle en période normale. Pour faire simple même si c'est un peu limite, on peut dire que cette appréhension des choses conduirait par exemple à ce que bloquer les trains s'accompagne de ne jamais ni prendre le train ni venir chercher quelqu'un à la gare!
Nous venons de souligner que le courant insurrectionnaliste rompt, en grande partie, avec les notions classistes traditionnelles et si c'est parfois pour laisser percer des tendances que l'on pourrait rattacher historiquement à l'anarchisme individualiste, c'est aussi pour faire resurgir l'idée de plèbe36. L'origine de ce retour est dans Tiqqun, II : «Il reste toujours une plèbe à pacifier » (p. 17), mais le terme va faire école. Ainsi, le journal Rebetiko se veut-il un « chant de la plèbe » tandis que Tiqqun se réfère à cette citation de Hegel : « Il y a de la plèbe dans toutes les classes ». Sur la plèbe, ils semblent surtout redevables à Foucault37 qui présente ce que sont des subjectivités qui ne rentrent pas dans le cadre de la politique officielle. Dans ces conditions, « il y a de la Plèbe » en chacun, et de différentes manières, dans des actes qui sont autant « de lignes de fuites »38. La guerre de basse intensité en cours serait destinée à la répression de cette plèbe. D'ailleurs, certains notent qu'une guerre est « menée chaque jour contre nous, et avec nous; au travail, à l'université, aux Assedic, aux policiers, aux contrôleurs, aux managers; dans les espaces quadrillés et pacifiés de la métropole, dans les banlieues et dans les centres-villes39 ».
Il nous faut ici souligner ce qui est une régression théorique par rapport à Tiqqun. Pour cette revue, l'Empire existe comme tissu biopolitique et ensemble de dispositifs comme s'il n'y avait plus d'en-dehors. Nous serions dans un monde, pour la première fois, « entièrement produit » (p. 146, Tiqqun, II) ? Nous ne pouvons qu'être d'accord avec cette dernière assertion qui correspond à notre théorisation de la « société capitalisée », mais alors on ne comprend pas comment il pourrait y avoir sécession. C'est bien beau de parler en termes de « biopouvoir » et de « vie nue », mais alors sur quoi s'appuyer pour trouver la sortie?

Pour nous, cette expression de la guerre qui traverserait l'individu et cette opposition au contrôle en général traduisent une compréhension brute de la domination réelle du capital. En effet, la domination réelle du capital veut opérer directement sur la façon d'être de l'individu démocratique plutôt que d'exercer une violence de classe qui n'a plus lieu d'être en l'absence de son sujet. Les individus se trouvent en prise plus directe avec une injonction à la conformité à la société capitalisée et cela fait émerger un discours et des pratiques de rejet global de la part des « insoumis » et autres insurrectionnistes. Mais ces comportements restent isolés parce que des médiations de cogestion, d'assistance ou associatives continuent de fonctionner et de produire leurs effets. Ce qui est pris comme la disparition des médiations traditionnelles ne correspond qu'à une crise des anciennes médiations, à leur mutation ou à leur remplacement par de nouvelles et non pas à une absence totale de médiations. Là où nous pouvons être d'accord avec les insurrectionnalistes, c'est que ces nouvelles médiations n'en sont pas vraiment; pour Tiqqun, ce ne sont que des dispositifs visant à solutionner des situations désignées comme problèmes, pour nous, ce sont plutôt des remédiations comme nous les avons nommées à la note 94. C'est aussi cette croyance en une domination brute, mise à nue en quelque sorte si on suit Agamben qui conduit les insurrectionnalistes à une fixation sur les forces de police et à l'organisation de sa surveillance. L'action courante de la police est inventoriée sur des sites40 comme dans les journaux d'agitation. Le plus souvent, la recension de cette activité policière prend une forme quantitative : il s'agit d'énumérer les actions des insurrectionnalistes comme les interventions et bavures des policiers, ce qui produit un curieux effet puisqu'on a l'impression que les face-à-face ne s'annulent pas, mais s'ajoutent comme marqueurs de l'intensité de la guerre sociale. On peut noter qu'un processus similaire est en train d'être mis en place par rapport aux fascistes.
Les insurrectionnalistes veulent ainsi donner l'impression qu'il y a un activisme réel de la plèbe, mais dévoyé par le pouvoir et les médias sous forme de faits divers renvoyant au traitement de la petite délinquance et relevant de la question de la sécurité plus que de la guerre sociale41.
Mais l'inverse est aussi vrai. Se substituant à l'activisme politique du type « mouvement », les insurrectionnalistes utilisent des faits bruts (tels les deux adolescents morts de Clichy-sous-Bois en 2005) pour démontrer l'existence de la guerre sociale en cours, celle menée par le pouvoir contre la plèbe. Le discours transforme ces faits en événements. C'est là, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils se retrouvent en résonance, avec des médias dont le discours est contradictoire : ils doivent faire ressortir des événements du flot de banalités qui circule mais, en même temps, ces événements doivent être banalisés dans le cadre d'une sécurisation des situations de conflits potentiels ou advenus.
Malgré le fait que les illégalismes ne sont plus autant que par le passé issus de l'activité politique et qu'ils ne peuvent pas tous être assignés à une manifestation de la plèbe, les insurrectionnalistes font pourtant comme si c'était le cas, et ils les estiment a priori pour leur contenu de rébellion (les « émeutes » de 2005 deviennent exemplaires) sans tenir compte des autres forces qui agissent sur le terrain (guerres entre bandes, trafics en tout genre, « grands frères », médiateurs, maisons des jeunes, missions locales, écoles et différents services publics et de transport qui n'ont encore pas disparu). Malheureusement, la criminalité n'a que rarement à voir avec la rébellion, mais plutôt avec une glorification de la bande qui fait office de « milieu » en recherche de pouvoir et d'argent42.

Cette fascination pour les formes de décomposition de ce qu'on pourrait appeler, par facilité, les nouvelles « classes dangereuses » des banlieues est évidente dans l'IQV pour qui le modèle de regroupement le plus adapté à notre époque est celui de la bande. Cette fascination pour la décomposition des rapports sociaux ne provient pas d'une sourde attirance que des jeunes entretiendraient dans l'espoir de s'encanailler43 (nous ne sommes plus dans les années 1960-1970), mais de leur conception générale de la société qu'ils voient comme décomposée. Ils font preuve du même esprit réducteur que les médias qui ne voient dans les banlieues que les émeutes et non un quotidien parmi d'autres, avec ses hauts et ses bas, avec ses luttes souterraines, ses activités informelles créatives et non pas uniquement destructives. Alors qu'ils exaltent souvent en paroles ou par écrit « la vie », ils la dénient au « peuple » (le mal, un ensemble de « fachos » et de « réacs ») qu'ils condamnent à la « survie » et seuls les actes de la « plèbe » (le bien, un ensemble de jeunes non « gaulois » de préférence) sont alors dignes de cette « vie ». Cette vision ne tient que parce que là encore elle affirme son côté binaire : d'un côté la minorité des révoltés réels ou potentiels, de l’autre la majorité des soumis.

Dans ces émeutes de banlieue, comme dans les fins de manifestations étudiantes ou autres, la bande aurait prouvé son efficacité dans la résistance à la police et serait marquée par des possibilités d'opposition totale à une société conçue comme un bloc qui fait face et auquel on fait face44. « Des bandes de banlieue qui rendraient tout le monde jaloux de leur solidarité » ou encore « Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nom de leur quartier et affrontent la police sont les cauchemars du bon citoyen individualisé à la française : ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute la joie possible et à laquelle il n'accédera jamais » et enfin : « le Français ne peut s'empêcher d'envier ces quartiers dit de relégation où persiste encore un peu de vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation qui ne s'est pas encore détachée de ceux qui s'organisent », peut-on lire dans L' IQV.
Pourtant, revendiquer une forme clanique comme résistance à la catastrophe en cours, c'est s'inscrire dans la « balkanisation » et la barbarisation des rapports sociaux propres à notre époque : on s'affronte entre bandes pour des questions de reconnaissance symbolique (son quartier contre les autres, la prise de risque qui met en vedette les « meilleurs » du groupe, etc.) ou pour le peu de dignité qui reste à sauver ou à reconquérir.


1 La remédiation est un processus qui consiste à compenser les dysfonctionnements de mécanismes ou d'institutions par la mise en place de petites recettes qui sont comme des emplâtres sur une jambe de bois. La philosophie de la chose est qu'il faut que tout change pour que rien ne change comme le disait le prince de Lampedusa dans Le Guépard. La tactique de la remédiation systématique signale une époque où le réformisme est devenu impossible en tant que stratégie.
2 Si on veut donner des exemples concrets, on peut citer, dans l'Éducation nationale, les Rased pour les élèves du primaire en difficulté et les IUFM pour les enseignants en formation et, à un niveau plus général de l'emploi, les conseillers d'insertion. Ceci dit, comme nous le voyons actuellement avec les attaques gouvernementales contre ces mêmes Rased et IUFM, ces remédiations ne constituant pas de véritables réformes, elles peuvent être aussi rapidement supprimées... et remplacées qu'elles ont été créées.
3 Pour une critique de ces courants, on peut se reporter aux articles d'A. Dréan dans le nº 14 de Temps critiques.
4 Cf. Les mouvements sont faits pour mourir..., éd. Tahin Party, 2007, page 17.
5 Les derniers événements d'octobre 2010 montrent qu'il ne faut jamais désespérer. À cette occasion, la parution de journaux comme Premier Round à Lyon, Vole pas le riz à Montpellier indique que rien n'est figé, que les lignes sont mouvantes. De même, à Albi le tract « Octobre mouvant » essaiera à la fois de se relier au fil historique des acquis ouvriers sur la retraite, tout en pointant le nécessaire écart à produire par rapport à nos statuts et conditions, la nécessité de reconstituer des réseaux d'entraide quand les solidarités organiques mises en place par l'État entrent en crise.
6 Même si on ne peut qualifier les manifestants grecs d'insurrectionnalistes, le groupe grec tptg exprime bien cela : « Les rebelles... ont temporairement dépassé leurs identités et leurs rôles séparés, qui leur étaient imposés par la société capitaliste, puisqu'ils ne se sont pas rencontrés comme travailleurs, étudiants, lycéens, ou immigrés, mais comme rebelles » et là nous ne pouvons qu'être d'accord avec la revue Théorie Communiste, page 47 de son no 23 qui déclare : « Il est vrai que les "rebelles" ont temporairement dépassé ces rôles mais parce qu'ils ont pu les considérer comme “imposés” par la société capitaliste, parce que momentanément ils ont pu se considérer “face à la société capitaliste”. Mais c'était là toute la limite constitutive du mouvement car une définition sociale, c'est un rapport social objectif et non l'imposition ou l'inculcation d'une norme de comportement sur un individu présupposé ». D'autre part, un dépassement des statuts et conditions peut s'amorcer dans un moment particulier, mais il en faut bien plus pour que ces statuts et conditions disparaissent. Sur la Grèce, il faut lire Théo Cosme, Les émeutes en Grèce (éd. Senonevero, 2009) même si les textes grecs et l'interprétation des événements sont un peu recouverts par la position théorique de la revue Théorie communiste.
7 Comme le dit le texte grec du tptg, « il y avait beaucoup de sympathie et d'intérêt pour les insurgés, mais très peu d'implication active de la part de la population ». Ce texte signale l'incapacité du mouvement à trouver le degré de violence adéquat, ce qui est normal à partir du moment où, de par sa composition et ses limites, il n'a rien entrepris de « positif »... mais c'est pour dénoncer l'attitude des groupes armés. Or le volontarisme avant-gardiste dont sont animés ces groupes est aussi un produit des limites du mouvement et non son pur dévoiement. Sur ces questions on peut se reporter à Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, éd. L'Harmattan, 2008. On a en tout cas du mal à percevoir les rapports entre insurrectionnalisme et lutte armée, même si le premier se revendique plus de la violence diffuse et mouvementiste que de la violence avant-gardiste. Toutefois, certains anarchistes, qui reprennent parfois des thèmes insurrectionnalistes, semblent conscients d'une ligne de partage pas toujours facile à établir et ils insistent sur ce qui distinguerait les deux voies : « La violence insurrectionnelle est une violence partagée [...] Ce qu'il faudrait à mon avis éviter, c'est une reformulation du dualisme État/groupe armé clandestin parce que cela ne permet pas de répartir l'usage de la violence, mais construit simplement une monopolisation de plus qui s'ajoute même en s'y opposant — à celle de l'État » (« Quatorze points sur l'insurrection », p. 28 du no 3 de la revue A corps perdu, septembre 2010).
Cette revue essaie parfois d'échapper à l'idéologie insurrectionnaliste, essentiellement aux « dérives » nihilistes, et la dimension critique y est à l'occasion présente à partir d'un positionnement anarchiste revendiqué qui, toutefois, n'hésite pas à emprunter, sans le dire évidemment, au corpus théorique des gauches communistes; ainsi, p. 47, on peut trouver un florilège peu orthodoxe où il est référé aux textes « classiques anarchistes » alors qu'on trouve une formule utilisée par les communistes radicaux des années 1970 (par exemple la revue Négation) comme quoi « la classe doit à la fois s'affirmer pour se confronter au capital, tout en étant obligée de se nier en tant que telle pour l'abolir ». Dans la même page, on trouve aussi une référence à la communauté du capital (« la seule communauté qui reste est celle du capital », p. 49), terme jamais utilisé par les anarchistes français, mais qui vient directement des analyses de la revue communiste radicale Invariance à partir de sa série II (années 70).
Cette position parfois critique d'A corps perdu est toutefois déroutante. Non pas que la critique ne soit pas la bienvenue, mais on a parfois l'impression que certains auteurs des articles cherchent à se démarquer de certaines formes d'insurrectionnalisme, disons les plus ouvertement nihilistes, sans les nommer. Ce n'est pas alors très cohérent de s'en prendre à la trop grande, visibilité médiatique du « Comité invisible » de l'iqv si, par ailleurs, le but principal est de critiquer des formes particulières d'insurrectionnalisme qui restent invisibles pour le commun des mortels. Ce n'est pas non plus très cohérent de voir se côtoyer d'une part une apologie de la chasse aux flics de Villiers-le-Bel en 2007 (p. 45) et l'idée que « les émeutes actuelles sont neutres au sens où elles peuvent être potentiellement aussi bien révolutionnaires que réactionnaires » (p. 34) et, d'autre part que c'est dans l'absence de perspective, de rêve (dans l'émeute), que le pouvoir a la marge de transformer « la guerre sociale en guerre civile » (p. 33) et donc, sous-entendu, de reprendre l'avantage.
8 Sur ce point, cf. « Banlieues 2005 : La part du feu », hors série de Temps critiques, décembre 2005 repris dans le no 14 de la revue (hiver 2006) http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article137.
9 Notre référence à l'analyse de la microphysique des pouvoirs chez Foucault tient compte de certaines descriptions intéressantes des formes de domination, mais nous n'en épousons pas les présupposés théoriques que nous avons déjà critiqués dans J. Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût (éd. L'Harmattan, 2002). Quant au concept foucaldien de biopolitique repris et développé par G. Agamben, nous pensons qu'il conduit à une position infra-politique de naturalisation du pouvoir et à un refus de penser les formes historiques des grandes luttes au cours de l'histoire. Il suffirait alors de redécouvrir des subjectivités vivantes déjà là à l'état pur, mais recouvertes par des dispositifs de contrôle. Il suffirait alors de les affirmer.
10 Il y a d'abord le flic, bien sûr, le riche ensuite, l'être masculin, « l'hétéro », le « blanc ». Et de la même façon que ces ennemis font masse (les « dominants »), il s'agira de se constituer en masse de « dominés. »
11 Le contrôle de ce niveau de violence n'est d'ailleurs pas toujours évident, surtout dans un État faible comme l'État italien, et les bavures périphériques qui ont été commises par la police ont été ensuite condamnées juridiquement par les tribunaux.
12 Problème que nous soulevons par rapport au mai rampant dans Temps critiques nº 15, « Réflexions sur Tiqqun » de J. Wajnsztejn (p. 199-200): http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article213.
13 Cela heurte parfois des militants les plus récents quand des plus anciens (ou des plus au fait d'un historique des répressions) leur font remarquer que la répression des années Marcellin dans l'après-68 et le début des années 1970 n'a rien à envier à celle des années Sarkozy. L'effet Sarkozy, ce n'est d'ailleurs pas d'accroître la répression, mais de décomplexer la bêtise. C'est à partir de là que des opérations comme celle montée contre les Roms ou des menaces sur la perte de nationalité française sont pensables et rendues possibles. C'est aussi à partir de ces pratiques que des ambiances de guerre civile, telles que celle imposée à Lyon fin octobre 2010, peuvent évoquer, au sein d'une partie de la population, la préfiguration d'une guerre civile. Mais, pour le moment, contrairement à ce que pensait Tiqqun et à ce que pensent certains insurrectionnalistes lyonnais qui ont fait de Lyon « la ville insurgée », le pouvoir garde la main et « les faits sont têtus »; malgré deux ou trois journées qu'ils qualifient d'émeutières, 600 CRS et gardes mobiles suffisent pour « tenir » la place Bellecour et le centre-ville.
14 C'est d'ailleurs plus vrai pour Prima Linea car si les Brigate Rosse représentaient pour les jeunes rebelles une sécurité logistique supérieure, elles correspondaient moins à leur spontanéisme libertaire, alors que Prima Linea avait cru trouver une synthèse dans le mouvementisme armé.
15 Nous nous refusons à parler à ce sujet d'émeute. À notre avis, l'usage de ce dernier terme est ici abusif et correspond à une production médiatique que se réapproprient les insurrectionnalistes de façon a-critique. Si nous prenons l'exemple lyonnais, il ne fait pas de doute pour qui était sur place à l'époque et pour qui a un peu de mémoire que ce qui s'est passé autour de Bellecour pendant une semaine en 1994 au moment du mouvement anti-cip relevait d'une intensité d'affrontement et de « casse » bien plus grande, de part et d'autre d'ailleurs. Mais on ne parlait pas « d'émeute » à l'époque! Si différence il y a, c'est au niveau de « l'ambiance » : en 1994, il n'y avait pas d'hélicoptère tournant sans arrêt autour de la place pour faire croire à la guerre civile; les arrestations et condamnations ne servaient pas à intimider et à remplir les prisons, mais à faire des exemples en nombre limité (deux jeunes de banlieue furent ainsi « triés », ce qui permit par contre-coup de mieux identifier la solidarité qui s'ensuivit).
16 Tout juste peut-on dire que comme nous-mêmes, ils ne se situent pas parmi les « encadreurs » fussent-ils libertaires, mais on attend toujours leur liaison réelle et non pas fantasmée avec les « émeutiers »
17 Cette critique de l'individu sujet sera poursuivie par G. Agamben avec sa notion de « singularité quelconque » sans essence (cf. son livre : La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Ed. Seuil, 1990).
18 Cf. le no 1 de la revue A corps perdu (2008) et l’article « Les cendres des légendes : pour en finir avec l’apologie illégaliste » signé Il Mugnaio Menocchio.
19 Ibid.
20 Cela crée d'ailleurs des contradictions quand ces lieux se trouvent être les mêmes comme à la Croix-Rousse à Lyon ou à Montreuil en région parisienne. Comment dénoncer un quartier qualifié de « bobo » et, en même temps, en faire un quartier protégé et interdit aux fascistes? La seule possibilité, c'est l'alliance antifasciste entre « bobos » et « radicaux ».
21 Voir : Collectif « Le jardin s'embrase », Les mouvements sont faits pour mourir... (éd. Tahin Party, 2007, p. 119-120).
22 Cf. A corps perdu, op. cité : « La révolte incendiaire de novembre 2005 en France et l'hypothèse insurrectionnelle. » (p. 45)
23 Ce que nous avons défini dans Temps critiques globalement comme l'utopie du capital avec comme conséquence du point de vue du rapport à la valorisation capitaliste « l'inessentialisation de la force de travail ».
24 Cf. « Pour les cinq de Villiers-le-Bel » article du 21 juin 2010 du quotidien Libération.
25 Les mouvements sont faits pour mourir... (op.cit.)
26 Pour une synthèse sur ce groupe on pourra consulter l'ouvrage déjà cité de JG et JW, pages 336-338 et une brochure Azione rivoluzionaria : contribution à la critique armée libertaire. Textes réunis par S.Cirincione, ancien de l'organisation qui a refusé la ligne des accusés du procès de Livourne de dissoudre ar en appelant à rejoindre soit les nr soit pl. Et de fait, Faïna, principale figure du groupe rejoindra les br en prison.
27 Pour trouver des exemples historiques de cet insurrectionnisme, on pourrait citer certains courants de l'anarchisme individualiste et particulièrement Libertad et le groupe Kibaltchitch-Maîtrejean au début du xxe siècle. Des courants qui se situaient en dehors justement de toute pratique classiste. Cf. le livre d'A. Steiner : Les En-Dehors (L'Échappée, 2008). Sur cet insurrectionnisme « primitif », on peut aussi se reporter à ce que disait Malatesta à propos de l'expédition dite du Benevento en 1877 et, bien sûr, à l'expérience makhnoviste de l'armée révolutionnaire insurrectionnelle d'Ukraine au moment de la révolution russe, une expérience de guerre sociale, non strictement classiste elle aussi. Ce retour à l'insurrectionnisme n'est pas fortuit ou volontariste puisqu'à cette époque les « classes dangereuses » n'étaient pas encore transformées en une classe ouvrière partie intégrante de la société bourgeoise et qu'aujourd'hui l'irreproductibilité tendancielle de la force de travail (chômage, précarité) recrée une situation qui ne peut plus s'appuyer sur ce qu'était la condition ouvrière du fait que la société capitalisée recrée des « en-dehors » du travail. Mais ils ne sont pas globalement des « en-dehors » puisque leurs valeurs ne sont pas différentes de celles qui prédominent dans cette société capitalisée (la thune, l'égoïsme forcené, la hiérarchie dans la bande, l'agressivité et la compétition entre territoires, le machisme).
28 De nombreux anarchistes espagnols durent plonger dans la clandestinité à partir de 1874-75 et les tentatives insurrectionnistes laissèrent place à la propagande par le fait et aux attentats ciblés.
29 Cette rupture peut être datée de 1979-1981, c'est-à-dire juste après les derniers mouvements de 1977 en Italie, les grandes grèves des mineurs américains de 1978, des sidérurgistes français de 1979, puis des mineurs anglais au début des années 80 et, enfin, des défaites des grèves européennes dans l'automobile à la même époque.
30 A corps perdu : « Quatorze points sur l'insurrection » (op. cit., p. 32).
31 Est-ce une allusion cachée aux « porteurs de peste » (I Untorelli) du soulèvement de 1977 en Italie?
32 Cf. « Mise au point du Comité invisible » (op. cit.).
33 Sans être a priori insurrectionnaliste, D. Colson a été le premier à notre connaissance (Petit lexique philosophique de l'anarchisme, Livre de poche), à vouloir relier les fils théoriques disparates de l'anarchisme en les rattachant aussi à des auteurs qui n'ont eu aucun rapport direct avec l'anarchisme. Un éclectisme qu'on retrouve dans Tiqqun et dans bon nombre de textes anarchistes récents, tels que Au coeur du volcan, reproduit dans le numéro 3 de A corps perdu, même si les idéologues « post-modernes », comme Deleuze, ne sont pas cités formellement. À partir d'auteurs tels que Leibniz, Tarde, Simondon, Spinoza, D.Colson énonce une critique de la totalité, comme fondamentalement répressive et dénonce comme occidentalo-centriste l'universalisme des Lumières. Il y affirme un individu sans substance, à la capacité de « transduction ». Un individu interactif qui « potentialise » le réel; affirmation aussi de la « puissance » contre le pouvoir et la domination (cf. aussi Negri et sa « multitude ») qui sont partout (Foucault). Une puissance qui ne vient pas d'une dialectique des forces interne au système, mais de l'extérieur (cf. Tiqqun et l'iqv). La puissance est active et non réactive (l'affirmation deleuzienne contre la négation hégélienne) car le système n'est pas toute la réalité sociale. Puis, avec Deleuze, la monade leibnizienne de départ devient « le nomade », un nomade aux visages multiples mais dont ce multiple permet une vraie unité : penser le commun à partir du différent (c'est la base d'affirmation de tous les particularismes, fussent-ils radicaux et des identités multiples composées et recomposées par l'expérimentation, c'est la base d'affirmation de l'immédiat) dans un mouvement qui devient le but et n'est plus un simple moyen. Dans cette présentation, tout semble se côtoyer : les dominations, les désirs, les particularités dans un présent qui évacue toute dimension historique et où les rapports sociaux (et les déterminations) sont remplacés par des rapports de force. D'où aussi ce langage guerrier qui affleure parfois, bien sûr pas chez Colson, mais chez les utilisateurs de concepts qui récupèrent l'ascète guerrier et le combattant de la grève générale de Proudhon, la machine de guerre nomade de Deleuze. L'anarchisme n'est pas le fruit de déterminations, il est la détermination. Là encore, cela annonce l'insurrectionnalisme actuel.
Pour une critique plus complète de l'ouvrage de Colson, on peut se reporter à l'article « Anarchisme et subjectivités du capital » dans le nº 13 de Temps critiques (2003).
34 C'est en ce sens que Jacques Wajnsztejn a écrit sa préface à la nouvelle édition d'Individu, révolte et terrorisme, Éd. L'Harmattan, 2010. C'est dans ce sens que peut aussi être comprise la référence principale à 1977 en Italie. Le mouvement de 1977 a représenté la tentative de ne se définir ni en fonction des rapports de production comme c'est le cas avec les classes sociales, ni en tant que sujet doté d'une essence révolutionnaire comme c'est le cas du prolétariat.
35 Sur ce point, on a un exemple tout récent avec un texte signé « d'anti-autoritaires » et transmis par Non Fides qui s'enflamment contre un projet de financement d'activités alternatives autour de Tarnac. Loin de nous l'idée de s'identifier ou même de répondre à cet appel, mais force est de constater que tout est conçu de façon manichéenne et morale. C'est le tout ou rien de la pureté et du devoir être révolutionnaire face à ce qui ne serait qu'une pure compromission avec le système. Comme pour l'État, l'ennemi n'est plus extérieur, il est même intérieur à l'insurrectionnalisme. Le concours de radicalité sur le modèle pourtant tant honni du marché et de la concurrence peut commencer!
36 Déjà, les Fossoyeurs du Vieux Monde avaient abandonné, dans leur projet subversif, la notion de classe pour prendre celle de « pauvres modernes », suivant en cela, les situationnistes... quinze ans plus tard.
38 Lire cet article qui propose de « replacer l'émancipation dans une perspective sécessionniste » : https://rebellyon.info/Rupture-Replacer-l-emancipation.html
39 Extrait du tract suivant : http://rebellyon.info/Fous-ta-cagoule.html
41 Ce fut aussi la pratique de la contre-information « de classe » pratiquée par les maoïstes de La Cause du peuple après Mai 68 (cf. les tout débuts du journal Libération et l'affaire de Bruay-en-Artois).
42 On est loin du contexte du début des années 1970 où le groupe italien Comontismo pouvait énoncer « Contre le capital : lutte criminelle » et un journal français s'appeler Le Voyou. Sur ces groupes, on peut se reporte à Mai 68 et le mai rampant italien (op. cit.) « Le courant communiste radical », p. 246-­258. Ceci dit, cela n'excuse pas toutes les erreurs ou illusions de l'époque par rapport à ces catégories censées se substituer à une classe ouvrière déficiente en tant que sujet révolutionnaire.
43 Cela transparaît pourtant chez certains « sympathisants » comme Dell'Umbria affirmant dans un récent opuscule C'est de la racaille? Eh bien, j'en suis ! (éd. L'échappée, Paris, 2006) ; ou comment détourner une turpitude sarkozyste en se plaçant sur le même terrain d'une banlieue homogénéisée et donc stigmatisée ou mythifiée suivant la position politique adoptée.
44 La notion de Black Block est plus à creuser qu'à reprendre. En effet, ne suppose-t-elle pas justement la croyance manichéenne, et ô combien traditionnelle et chrétienne, entre le bien et le mal. Ainsi, deux blocs s'opposeraient dans un face-à-face digne de West Side Story. Et, de bloc à bloc, on passe ainsi facilement de bande à bande. Le mode d'antagonisme de la banlieue qui est justement un mode interne, c'est-à-dire opérationnel uniquement au sein de la banlieue ou du quartier, deviendrait tout à coup, interprétation idéologique aidant, un mode opératoire vers l'extérieur à partir du moment où la police est considérée principalement comme une autre forme de bande.

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