Sunday, December 16, 2012

L'insurrectionnalisme: nostalgie de l'insurrection ou nécessité de notre temps?


L'INSURRECTIONNALISME : NOSTALGIE DE L'INSURRECTION OU NÉCESSITÉ DE NOTRE TEMPS?


Pourquoi l'insurrection?


Tout d'abord, il nous faut dire deux mots sur ce qui nous a conduit à nous « frotter » à cette question. Le retour du terme d'insurrection nous a paru significatif, du moins si l'on pense que la critique a un rapport avec son temps. Si le terme a une longue histoire au sein du mouvement révolutionnaire, son emploi était devenu rare si l'on excepte la période des années 1970 en Italie et tout particulièrement le « mouvement de 1977 ». Des groupes continuent à s'en réclamer dans les années 1980-1990, mais c'est surtout depuis une dizaine d'années qu'il apparaît publiquement, à travers des écrits (L'insurrection qui vient), des pratiques (lutte anti-G8, luttes dans le Val de Suze) et même des mises en scène politico-médiatique comme celle menée contre les « sept de Tarnac ».
Son nouvel impact semble lié aux impasses de la perspective révolutionnaire traditionnelle, qu'elle soit de type anarchiste ou communiste. Les thèmes du « Grand soir », de la « prise du palais d'hiver » et même de la « grève générale insurrectionnelle » ont du plomb dans l'aile.
Or l'insurrection sans majuscule et l'idée d'insurrections multiples relancent la discussion autour des rapports entre révolution et alternative et éventuellement, la question des alternatives à la révolution. L'insurrection peut ainsi être mise à toutes les sauces, de la plus modérée avec « l'insurrection des consciences » en provenance de l'Appel des appels qui se réclame du programme du CNR de la Libération, à la plus « limitée » avec un récent appel à une « insurrection démocratique contre le discours dominant sur la dette publique1 ». Mais ce discours irrigue aussi les luttes récentes depuis les insurrections surprises d'Égypte, de Tunisie et de Syrie ou du Yémen jusqu'aux luttes des « indignés » espagnols et des occupy Wall Street américains.
C'est donc aussi sur le terrain des luttes que nous avons eu l'occasion de rencontrer nombre de protagonistes de ces dernières qui se réfèrent peu ou prou à la notion d'insurrection comme si le terme était devenu synonyme de résistance par le bas, de pratiques politiques cherchant à échapper aux formes traditionnelles de l'activité politique2.
Néanmoins, dans ces pages, nous nous consacrerons de façon préférentielle à l'analyse de courants qui ne conçoivent pas l'insurrection autrement que dans sa perspective révolutionnaire antiétatique et anticapitaliste. Nous espérons cette confrontation, certes critique, fructueuse, car nous nous sommes aperçus des capacités d'ouverture et de discussion qui les animait quand ils ne cédaient pas à des tendances sectaires.

Que recouvre le terme d'insurrectionnalisme?


Il n'est pas évident de saisir l'ensemble des thèses et agissements qui se sont cristallisés à partir de la revue Tiqqun3 et ensuite autour du livre L'insurrection qui vient4 parce que leur champ est suffisamment vaste pour que se dégagent des tendances diversifiées à partir d'un éclectisme théorique constitutif, si ce n'est clairement revendiqué. Toutefois, on a affaire à suffisamment de références communes pour pouvoir parler de la constitution d'un courant politique, même si celui-ci n'est pas repérable à partir de l'existence d'une ou plusieurs organisations formelles puisqu'il se déploie justement et volontairement par des regroupements informels. C'est pourquoi nous avons adopté le parti pris d'englober l'ensemble de ce courant, malgré ses différences, sous le terme d'insurrectionnaliste même si certains de ses protagonistes, comme en Italie, semblent préférer celui d'insurrectionniste. Un autre fait nous a poussé à adopter cette terminologie, c'est qu'à partir de la médiatisation de L'insurrection qui vient, s'est développée progressivement en France, avec le succès relatif qui s'ensuivit, une idéologie de l'insurrection, bref un « insurrectionnalisme ».

Nous ne confondons donc pas « l'insurrection qui vient » avec « l'anarcho-autonomie qui vient », comme le répandent les commentateurs médiatiques qui ont repris en chœur et à plusieurs occasions la désignation policière « d'anarcho-autonomes ». En effet, l'usage de ce dernier terme n'est que la résultante de l'ignorance théorique et politique du pouvoir, de la police et des médias, une ignorance qui s'était déjà affichée auparavant avec un emploi inconsidéré de la notion « d'ultra-gauche » pour tout ce qui se développerait en dehors du gauchisme trotskiste ou de l'anarcho-syndicalisme.

Pour qui se donne la peine de chercher, on trouve pourtant une définition claire de « l'insurrectionnisme » dans un texte italien de 1993 : « Nous considérons que la forme de lutte la plus adaptée à l'état du conflit de classe actuel dans pratiquement toutes les situations est la forme insurrectionnelle, et c'est particulièrement le cas dans la zone méditerranéenne. Par pratique insurrectionnelle, nous entendons l'activité révolutionnaire qui entend prendre l'initiative dans la lutte et qui ne se limite pas à attendre ou à définir des réponses défensives aux attaques par les structures du pouvoir. Les insurrectionnistes ne soutiennent pas les pratiques quantitatives typiques qui consistent à attendre, par exemple, des projets numériquement significatifs avant d'intervenir dans les luttes et qui durant cette période d'attente se limitent au prosélytisme et à la propagande ou à une contre-information stérile, car elle ne sert à rien.5 »
D'autres, tels les syndicalistes étudiants, certains gauchistes ou même des anarchistes, veulent mettre un nom sur ce qui restait, jusqu'à la parution de Pie et les arrestations de Tarmac, un ensemble d'actions assez disparates. Quand les médias demandent, par exemple au syndicat SUD et au nouveau Parti anticapitaliste (NPA), ce qu'ils pensent de ce genre d'actions, cela semble quelque peu les troubler. En le qualifiant « d'ultragauche », ils le renvoient dans un no man's land du discours politique et, en le qualifiant « d'autonome », ils peuvent à dessein le discréditer en utilisant péjorativement l'abréviation de « toto » alors que, objectivement, cette qualification « d'autonomes » exprime seulement une volonté de marquer ses distances envers les organisations officielles gauchistes et libertaires6. Toutefois, le terme reste vague, car l'autonomie historique7 a pris des formes variées comme, par exemple, celle de « l'autonomie ouvrière » dans l'Italie de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui vit les jeunes prolétaires du Sud refuser la discipline des grandes usines du Nord et déborder les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier.
À l'évidence, il ne s'agit pas de cette autonomie-là dans le cas qui nous occupe actuellement puisqu'elle concernait le dernier moment historique de l'insubordination ouvrière, alors qu'aujourd'hui le fil rouge de l'histoire des luttes de classes semble rompu, ce dont les insurrectionnalistes prennent acte, explicitement ou le plus souvent implicitement. Mais s'agit-il alors de « l'autonomie diffuse » qui parcourt l'Italie des années 1974-1979 avec 1977 comme point d'orgue? La référence concrète à 1977 est en tout cas présente, même s'il est difficile de savoir si elle est théorisée ou s'il s'agit d'une simple fascination pour la violence de l'époque ou encore d'une façon de se rattacher à une forme générale d'opposition de la part des jeunes prolétaires et étudiants précarisés. Le livre récent de Marcello Tari Autonomie 1 Italie des années 1970 (éditions La Fabrique, 2011) essaie de faire un bilan de ce point de vue. Le livre est à lire, même s'il souffre d'une réécriture de l'histoire des années 1973-1977 à partir du prisme théorique de la revue Tiqqun et du livre L'insurrection qui vient. L'inconvénient premier est de traiter une époque maintenant historique avec des concepts d'aujourd'hui (contre-insurrection, plan de consistance, ligne de fuite, gouvernementalité, la plèbe, etc.), mais l'inconvénient majeur est que ça conduit aussi à privilégier certaines choses par rapport à d'autres sans l'expliciter alors que c'est la lecture insurrectionniste de l'événement qui dicte ce choix. Pour ne prendre qu'un exemple Tari surestime l'importance réelle dans les luttes d'un groupe comme Potere Operaio parce qu'il le juge d'essence insurrectionniste et il sous-estime l'influence du groupe Lotta continua parce qu'il restera plus ambigu sur la question des élections, le niveau de violence adéquat des actions et la lutte armée.
On notera cependant que, pour ce courant, le rattachement à l'Italie du mouvement de 1977 est plus fort que le rattachement au Mai 68 français ou au biennio rosso italien de 1968-1969 (le 1968 étudiant et « l'automne chaud » ouvrier de 1969)8. Les insurrectionnalistes semblent faire leur la citation de Nanni Balestrini et Primo Moroni tirées de L'Orda d'oro9 : « 77 n'a pas été comme 68, 68 a été contestataire, 77 a été radicalement alternatif. Pour cette raison la version “officielle” présente 68 comme bon et 77 comme mauvais; en fait, 68 a été récupéré alors que 77 a été anéanti. Pour cette raison, 77 ne pourra jamais, à la différence de 68, être un objet de célébration facile ». Cette citation va d'ailleurs être mise en exergue au début de « Ceci n'est pas un programme », même si l'interprétation qu'en fait Tiqqun est sujette à caution10. En fait, nous pensons que cette mouvance politique est en partie l'héritière de l'autonomie diffuse, bien qu'elle se situe dans une perspective qui n'est plus celle de la révolution, jugeant peut-être que le temps des révolutions est terminé. Elle rendrait compte ainsi de la nécessité de développer un nouveau type de mouvement en dehors des schémas historiques traditionnels. C'est d'ailleurs ce qui lui attire, entre autres choses, les foudres de différents groupes ou individus qui se réfèrent encore à des organisations formelles anarchistes ou libertaires. Nous y reviendrons.

Le livre précurseur semble être celui de Franco Berardi (Bifo) dont on retient au moins le titre comme slogan : « Le ciel est enfin tombé sur la terre11 ». Il y est affirmé la primauté du terrain des micro-comportements et du désir du sujet sur le système politique et l'institution. Un sujet « qui se tient ailleurs » (p. 21), ce qui préfigure la sécession insurrectionnaliste. Un sujet qui se pose à la fois comme détermination historique (besoin et nécessité) et comme extranéité (possibilité de libération en acte). « Dans la fluidité du procès [...] le sujet est cette dureté qui sait prendre transversalement et recomposer ». (ibid., p. 36)
Cette question de la transversalité se retrouvera dans la revue Tiqqun avec l'idée que « l'Empire » n'est pas l'ennemi, mais un milieu hostile, « une certaine configuration des hostilités » (Tiqqun, u, p. 252). Il ne nous fait donc pas face. Il nous traverse. «Il est un rythme qui s'impose, une manière de faire découler et s'écrouler la réalité.12 » C'est un aspect qui sera repris par les insurrectionnalistes alternativistes, mais pas par les anarchistes insurrectionnistes, du moins ceux dans la lignée directe de la revue italienne Anarchismo, comme nous le verrons plus loin.
Mais cette tendance du mouvement de 1977 à exalter un « sujet » bute vite sur la difficulté qu'il y a à concevoir encore l'existence d'un sujet sans pouvoir lui donner une consistance ou un emplacement. Le sujet est alors seulement celui de la recomposition. Toutefois, il n'est plus pensé en termes operaïstes de composition de classe (ouvrier-masse, puis ouvrier social), mais plutôt en terme de décomposition de la classe par ses strates marginales finalement au-delà de toute représentation. Le terme de « jeune prolétariat » fut néanmoins employé un temps (cf. « Bifo », op. cit., p. 88) et il fut déclaré que « le marginal est au centre » (ibid., p. 127). C'est d'ailleurs surtout à Bologne que tout le mouvement baigne autour d'une atmosphère giovaniliste « jeuniste » (en français)13.

En France, on trouve, à la même époque, une trace de ce type de réflexions dans le livre de Bob Nadoulek14 : L'iceberg des autonomes (éditions Kesselring, 1979), qui développe l'idée que tous les secteurs offensifs sont pour l'instant à la périphérie du système de reproduction... sans que ces marges ne représentent une masse significative de potentialité subversive. Tout juste ces marges peuvent-elles espérer prospérer dans le cadre d'un système devenu très aléatoire où la circulation des flux s'impose à l'accumulation productive. Nadoulek place son espoir dans des « identités nomades » qui doivent donner lieu à divers comportements de rupture et constituer des enclaves de lutte. Si nous devions caractériser cette stratégie, nous pourrions la qualifier de rupturiste, mais elle n'est pas insurrectionniste car les moyens de rupture envisagés sont très variés, y compris non violents comme ceux employés dans la « désobéissance civile ». En outre, elle consiste davantage en une somme de refus microscopiques, mais déstabilisateurs, qu'en un fantasme insurrectionnaliste renvoyant encore à la mythologie du Grand Soir.

La tentation insurrectionniste


Elle nous semble aujourd'hui à l'œuvre, au moins en France comme nous venons de le voir et en Italie où on retrouve un courant autour d'Alfredo.M.Bonanno, (« vieux » militant anarchiste sicilien) et des cercles informels qui publièrent en particulier le journal Canenero15. C'est bien parce qu'il y a des références partagées — comme Os Cangaceiros, divers textes de Bonanno, et des pratiques militantes convergentes à visée insurrectionnelle (mise en avant de pratiques illégalistes, références à l'émeute, centrage des luttes autour des symboles de la répression et de la « société carcérale16 »), etc. — que nous parlons de l'insurrectionnalisme comme d'un tout, même si c'est forcément réducteur17.
Nous le dénommons également ainsi pour le démarquer de ce que certains, comme le groupe Théorie communiste, ont appelé «le mouvement d'action directe (MAD)». Un mouvement d'action directe qui peut être défini ainsi : « Pour notre part, les luttes se mènent à partir de soi, en tant qu'individus porteurs de désirs et en tant qu'être social porteur d'antagonismes de classe, sans rupture ni hiérarchie entre celles qui offrent l'occasion d'affrontements plus ponctuels, mais collectifs, sans privilégier ni exclure d'arme spécifique, en choisissant l'action directe — qui refuse toute médiation — et la quête de toujours plus de liberté comme moteur de l'action18 ».
Cette tendance annonce la réactivation de l'insurrectionnisme en refusant de voir le capital comme rapport social et donc en ne laissant aux dominés que le choix entre soumission et subversion. « Mondialisé depuis bien longtemps, le capital et l'État, qui l'accompagne nécessairement, nous écrasent chaque jour davantage et tendent non seulement à contrôler, mais aussi à supprimer toute vie sur Terre19 ». Il ne s'agit pas là de nostalgie quelconque sur un état antérieur mythique, mais bien de la question fondamentale de la vie, soit de la réappropriation de soi totale par chaque individu et de l'expression absolue de subjectivités qui ne prennent corps que dans l'échange. S'il est bien entendu que la libération individuelle effective de tous/toutes ne peut être que collective, il s'agit aussi dès à présent de s'attaquer au capitalisme et à l'État sans attendre que tout le monde s'y mette souhaitant, comme Vaneigem il y a trente ans, que « le primat de la vie sur la survie sera le mouvement historique qui défera l'histoire ». (p. 7)

Théorie communiste20 fait assez justement remarquer que, dans cette perspective, c'est l'émeute qui devient un rapport social, car le capital a en quelque sorte déjà disparu en tant que matérialité il n'est plus qu'aliénation y compris d'un espace qu'il s'agit de libérer dans des « zones autonomes temporaires » comme s'y emploient les Black Blocks. On retrouve ici une seconde source de l'insurrectionnalisme, à savoir la tendance volontariste à l'autonomie par rapport à une société qui serait étrangère aux individus et où toute possibilité d'autonomie serait niée. Et c'est justement pour cela que les insurrectionnistes essaient constamment de construire cette autonomie. Mais le MAD reste sans explication sur les transformations du capitalisme et, finalement, sur sa pérennité. C'est l'activisme qui lui tient lieu de ligne de conduite, mâtinée d'un peu d'anti-mondialisme. Il raisonne encore souvent selon les termes de l'anti-impérialisme, de l'anti-américanisme. Ses ennemis sont l'OMC, le FM... l'État-nation au service des firmes multinationales. Pour le MAD, c'est comme si les restructurations du capital n'avaient pas eu lieu, comme si c'était seulement la marchandisation du monde qui s'était accentuée.
C'est donc très différent de ce que va proposer Tiqqun avec ses analyses de « l'Empire » et de la mise en réseau généralisée. Différent de ce que propose aussi L' IQV qui, si elle parle certes de violence directe, d'occupation, parle aussi de blocage des flux et, ce qui va de pair, de réappropriation des territoires et de regroupement en communes. C'est également différent d'autres tendances principalement axées sur la guérilla antifasciste et/ou anti-policière ou encore sur l'apologie de la violence pure.
Il semble y avoir un malentendu ou peut-être une divergence entre ces tendances : les premières plus intellectualistes tiennent comptent des transformations du capital, en partie en utilisant de façon ouverte ou parfois honteuse les analyses néo-opéraïstes et négristes sur la prépondérance de la circulation sur la production, des flux sur les stocks; les secondes, plus insurgées, ne retiennent que la position « guerre de partisans » de L'IQV. On trouve aussi des divergences entre ceux qui voient essentiellement « l'insurrectionnisme » comme l'un des moyens de lutte à préconiser dans telle ou telle période, dans telle ou telle situation, et ceux qui veulent en faire une politique et qui, par là, risquent de propager, même à leur corps défendant, une nouvelle idéologie, l'insurrectionnalisme.
Cela dit, les uns comme les autres paraissent sous-estimer la force d'un capital restructuré dans sa forme réticulaire.
L'IQV entrevoit, certes, l'importance de l'organisation en réseau, mais son analyse demeure sommaire et mise sur la multiplication des « lignes de fuite » (là encore Deleuze et Guattari) et la libération de territoires. Sans compter la reprise de « savoir-faire », comme l'une des composantes de la « réappropriation de l'autonomie », ce qui n'est guère étonnant lorsque l'on sait que la revue reprend à son compte nombre d'énoncés de L'Encyclopédie des nuisances en la matière, sans la citer d'ailleurs, ce qui explique son succès initial auprès d'individus engagés précédemment dans les oppositions radicales aux biotechnologies. Dans l'optique de tout, cela doit favoriser la rupture à la fois envers des conditionnements oppressifs et envers « l'occupation militaro-policière ».
« Il n'y a pas de désertion individuelle à proprement parler. Chaque déserteur emporte avec lui un peu du moral des troupes. Par sa simple existence, il est la récusation en acte de l'ordre officiel; et tous les rapports où il entre se trouvent contaminés par la radicalité de sa situation » (Tiqqun, II : « Thèses sur la communauté terrible », p. 109). La sécession remplace la révolution. C'est la critique de toute poursuite des fins au profit d'une expérimentation immédiate définie (en vertu de quoi?) comme rupturiste.
Cela nous renvoie au programmatisme anarchiste qui, insérant la volonté dans le champ de l'histoire comme axe moteur, introduit forcément une dimension à la fois causaliste et moraliste dans l'analyse du processus de domination, même si les insurrectionnalistes rejettent a priori toute morale, contrairement aux anarchistes c'est « à cause de l'oppression de la marchandise que les gens souffrent, c'est la méchanceté et la cupidité des uns qui sont causes du malheur des autres, le désir est fondamentalement révolutionnaire et émancipateur21, mais il est perverti par la société manipulatrice, l'humain est dominé par son produit, etc.
Même si cette rhétorique est relativement inévitable dans un écrit de type pamphlet « révolutionnaire » comme UlE, et même si nous y succombons tous à un moment ou à un autre, l'ouvrage ne s'élève pas assez au-dessus de cette description victimisante et dualiste du « faux » social opposé au « vrai » social, du « contrôle » opposé à la liberté, du vrai « moi » face au « moi » en crise qu'on nous construit, de la « subjectivité étatisée » face à la vraie subjectivité, etc.
La première position sur les formes brutes de domination souffre d'une analyse peu approfondie de l'État dans sa forme réseau et, par suite, ses auteurs sont vite coincés par la logique du discours dominant sur la violence. Les flux médiatiques proposent une vision le plus souvent dichotomique ou manichéenne du monde et orientent les informations dans l'un des deux canaux forgés par le biais du citoyennisme mondialisé, le bad et le good, logique qui s'inspire de la vision binaire du monde — « on aime », « on n'aime pas » — des magazines people ou des réseaux sociaux comme Facebook, À ces deux canaux, on peut en ajouter un troisième à vocation temporaire : le ni bad ni good, sorte de lieu d'incubation qui permettra au doute de se dissiper et à l'événement d'être enfin classé. On trouvera un exemple de la rhétorique binaire (même si, dans ce cas, elle est à dominante négative) utilisée par les moyens d'information dans un article de Gilles Balbastre publié le 25 octobre dernier sur le site Acrimed : « Matin d'un jour de mobilisation sur RTL : les signes avant-coureurs de l'Apocalypse?22 » On y incrimine les « casseurs », ceux qui portent atteinte aux biens, de même que ceux qui entravent d'une manière ou d'une autre la liberté de circulation des biens et personnes, le mouvement étant implicitement supposé consensuellement positif (good), contrairement à l'arrêt ou au ralentissement qui serait forcément et tout aussi consensuellement négatif (bad).
Appliqué à la violence urbaine, ce raisonnement explique pourquoi les citoyennistes peuvent admettre, à la rigueur, que des jeunes brûlent des voitures — monstres industriels polluants que l'on n'a pas trop de mal aujourd'hui à classer dans la catégorie du bad alors qu'en Mai 68, ils auraient été classés dans la catégorie du good — et s'indignent qu'ils attaquent une école ou un gymnase ou un local associatif (réalisations de l'État social, forcément rangées dans la catégorie du good). Or, on ne peut discuter et s'opposer à cette logique qu'en analysant la structure et l'action de l'État- réseau.
La seconde position sur la possibilité d'autres formes de socialité est elle-même ambiguë dans l'IQV. D'un côté, on y retrouve une idée contenue dans l'Appel23 selon laquelle face au tout totalitaire de la domination, on ne peut mener une attaque frontale ni même trouver un angle d'attaque qui puisse échapper à ce tout. La seule possibilité serait alors celle de la « sécession » : « L'auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l'annule; elle produit sa propre sécession » (p. 98). On a donc bien l'impression d'une rupture, mais le reste du texte laisse penser qu'on a plutôt affaire à des pratiques alternatives : « La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l'État. Il ne s'agit pas de le tenir. Ce dont il s'agit, c'est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n'est pas question d'occuper, mais d'être le territoire.24 » (p. 97-98).
Suit une énumération de lieux pouvant être détournés de leur fonction officielle. On est ici très loin de l'insurrectionnisme de l'Appel. En fait, la reprise du terme de « commune » est peu claire, car elle n'est pas en référence historique précise, par exemple à la Commune de Paris. L'usage de la minuscule comme la liste des activités concernées indique que les auteurs n'en font que le cadre de quelque chose d'organisé en commun dans une sorte de proudhonisme qu'ils ne revendiquent d'ailleurs pas. Les communes seraient avant tout des bases d'expérimentation25 de rencontres et de pratiques, base de liens sociaux de remplacement. En effet, la crise des institutions et de la reproduction des rapports sociaux capitalistes obligerait les individus à en créer de nouveau et, pourquoi pas donc, sous la forme de communes! Mais en voulant les multiplier à l'infini (p. 90), l'IQV les aplatit sur le sens le plus courant, le « moins-disant » en quelque sorte. Toute maison occupée est une commune, les comités d'action de Mai 68 sont des communes, Radio Alice à Bologne en 1977 est une commune... l'épicerie de Tarnac est une commune
Nous verrons plus loin que cet aspect est encore plus marqué chez les épigones qu'au sein du modèle originel.


1 Cf. l’article du même nom signé G. Azam, E. Balibar, T. Coutrot, D. Méda, Y. Sintomer dans le journal Le Monde du 14/01/2012.
2 Pour une synthèse critique de ces mouvements, on peut se reporter à notre article de la revue Temps critique « Les indignés : écart ou sur place. Désobéissance, résistance et insubordination », disponible sur le site de la revue (http://tempscritiques.free.fr).
3 Deux numéros parus en 1999, puis réédités sous forme de livrets thématiques auto-édités en 2006.
4 Comité invisible, L'insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007 (iqv à partir de maintenant dans le texte).
5 For an Anti-authoritarian Insurrectionist International. Proposal For a Debate, Elephant Edition, 1993, traduit par Y. Coleman in Ni patrie ni frontière (npnf) no 27-28-29, p. 416. L’insurrectionnisme anglophone a commencé à apparaître au cours des années 80, à la suite de textes italiens, et grâce aux traductions des articles de Bonanno effectuées, entre autres, par Jean Weir pour Elephant Edition et la revue Insurrection, en Grande-Bretagne, et à des informations publiées par la revue Demolition Derby, au Canada. Son influence était alors marginale et ce qui occupait le devant de la scène libertaire, en particulier en Angleterre, c’était plutôt des groupes actifs comme Class War.
6 « Aujourd'hui, une poignée d'autonome et d'anars nourris à l'insurrectionnisme le plus naïf font quasiment office de porte-parole autoproclamés des idées libertaires et tout le monde semble d'accord pour qu'ils continuent leur petite entreprise de sabotage inconscient. On entend qu'eux dans les médias alternatifs avec leurs “hauts faits d'armes” et leurs “barricades héroïques” qu'ils ont dressées là où la domination les attendait depuis des mois. Jusqu'au prochain “contre-sommet” où ils nous remettront une couche de “faut tout péter” sans en avoir jamais les moyens. C'est quoi ces types? C'est quoi leur but? Se construire leur propre mythe? A qui, à quoi servent réellement leurs “actions”? Quels enseignements en tirent-ils? Qu'ils sont les superwarriors/résistants de l'époque? Pour moi, c'est juste une version viriliste du Bisounours qui croit encore naïvement que ces démonstrations sont “de force” alors qu'ils sont pilotés et/ou canalisés depuis des plombes par leurs adversaires. (Hé non! Ce n'est pas défaitiste de considérer la puissance adverse comme énorme.) Dans cette société de contrôle que nous dénonçons quotidiennement, oui l'adversaire est Tout-Puissant et nos marges de manœuvre faibles et particulièrement “risibles” sur le terrain de la confrontation par la force. » (Un internaute anonyme sur Rebellyon Info, le 5 novembre 2008.) À côté de critiques judicieuses, tout y est : le dépit amoureux, le sentiment de la concurrence, le langage de l'enquête policière, l'assurance de celui qui sait.
7 On peut repérer plusieurs origines à l'autonomie comme forme politique subversive, celles des luttes ouvrières anarcho-syndicalistes (dont Georges Sorel fut un des théoriciens avec, notamment, ses Réflexions sur la violence), mais aussi celles des cercles anarchistes, des « en-dehors » et autres illégalistes et anarchistes individualistes.
8 Nous avons pu nous en rendre compte, par exemple dans des discussions, en 2008, au cours des débats qui suivaient les actions théâtrales et politiques du groupe Intervento.
9 Nanni Balestrini et Primo Moroni, L’Orda d’oro, Sugarco Edizioni, 1988, p. 307 : « Il ’77 non fu come il ’68. Il ’68 fu contestativo, il ’77 fu radicalmente alternativo. Per questo motivo la versione “ufficiale” definisce il ’68 come buono et il ’77 come cattivo; infatti, il ’68 è stato recuperato, mentre il ’77 è stato annientato. Per questo motivo il ’77, a differenza del ’68, non potrà mai essere un anno di facile celebrazione ». Pour une critique de cette interprétation, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008, et particulièrement aux pages 306-325 et 354-360. On peut aussi se référer au livre cité de « Bifo » où est affirmé, p. 169, que le Mouvement de 77 représente un « nouveau 68 ».
10 En effet, Tiqqun croit ou feint de croire que c'est le Mai 68 Français qui est ici visé par la critique alors qu'il s'agit du Biennio rosso italien (1968­-1969) qui se trouve opposé au soulèvement de 1977.
11 Franco Berardi, Le ciel est enfin tombé sur la terre, Paris, Le Seuil, 1979. F. Berardi, dit « Bifo », ancien membre de Potere Operaio, fut à l’initiative de Radio Alice de Bologne et du Mouvement de 1977 dans sa dimension désirante. Mais Antonio Negri aussi aura son influence quand il parle, par exemple à propos du discours autonome, d’un « discours éthique » et non pas moral (cf. Les Untorelli. La peste à Bologne, Recherches, no 30, 1977, p. 82). Ce langage est repris dans le texte « Rupture : replacer l’émancipation dans une perspective sécessionniste » : (http://infokiosques.net/spip.php?article415) et aussi par les tenants de la désobéissance civile comme par exemple les enseignants « désobéisseurs ».
12 Cf. « Mise au point du Comité invisible », reproduit dans npnf, nos 27-28-29 (2009), p. 179-187.
13 Pour une critique interne à ce mouvement de l'Autonomie, on peut se référer à des textes de la revue Insurrezione (1977) qui publia une brochure de bilan en 1981, intitulée Prolétaires si vous saviez et reproduite en français sous forme de brochure en 1984 (pour des photocopies on peut s'adresser à JW).
14 Il participera à la revue autonome Camarades, puis à Matin d'un blues. Il est également l'auteur de Violence au fil d'Ariane, Bourgois Editeur, 1977.
15 Le discours transalpin est toutefois plus orienté vers la critique de la technoscience et la dépossession qu'elle produirait en effaçant toute trace du passé, ce qui pourrait enlever tout sens à la révolte et au désir d'une autre vie. L'insurrection devient alors une urgence absolue, une question de vie ou de mort. Pour une critique de ce groupe, on peut se reporter au texte d'André Dréan : « Notes d'humeur sur Canenero and Co », datant de 2000, puis préfacé et édité en 2010. (On peut nous en faire la demande.) Certains textes de Bonanno semblent servir de référence, en particulier « Lutte révolutionnaire et insurrection », Anarchismo, nº 30 (1980), dans lequel l'auteur fait de la lutte révolutionnaire une longue suite d'insurrections préparées par une « minorité anarchiste » (citation tirée de la revue A corps perdu, nº 3, 2010). On signalera quelques textes de Bonanno disponibles en français : La joie armée (1977) téléchargeable sur le site de Non Fides (http://www.nonfides.fr/?La-Joie-Armee), dans lequel il critique le fétichisme de la production et l'idéologie du travail pour leur opposer le seul besoin essentiel, celui du communisme. Il y annonce « la révolution de la vie », la pratique du jeu plutôt que de « jouer le jeu », tout en mettant en garde de ne pas confondre le jeu et le jouet (la mitraillette ou le P38), de même que « la joie armée » avec la lutte armée professionnalisée; Contre l'amnistie (1984) dont une première traduction de l'époque en français n'est plus disponible, mais est reprise dans le numéro 94 de la revue Cette Semaine (2007). Signalons aussi « La lutte anti-militariste » à propos de la guerre du Golfe dans le no 3 de Temps critiques. Bonanno a également traduit en italien le texte de Jacques Wajnsztejn : « Contre l'État-nation » (Temps critiques nº 2) pour le no 67 de la revue Anarchismo et le supplément au nº 3 de Temps critiques sur la guerre du Golfe : « Quelques réflexions sur la dernière guerre » pour le nº 68 d'Anarchismo.
16 Un bon résumé de cette conception nous est donné dans l’article « Au centre du volcan » issu du no 3 de la revue A corps perdu : « Le monde dans lequel nous vivons est une prison, dont les quartiers se nomment Travail, Argent, Marchandise […] Nous sommes nés et avons toujours vécu dans cet univers carcéral. Il est donc tout ce que nous connaissons. Il est en même temps notre cauchemar et notre sécurité. Et pourtant. Comme chaque prisonnier le sait… » (p. 12.)
17 Cet aspect réducteur sera sûrement plus ressenti au sein du microcosme parisien où les petites différences sont souvent extrémisées par des soucis de distinction ou des questions de personnes, mais nous avons pu constater que dans diverses villes de province prévalait plutôt une sorte de pot commun d'idées et de pratiques dans lequel individus et groupes puisaient sans état d'âme.
18 Cf. « Mutines Séditions » in Cette Semaine. La notion de « Mouvement d’action directe » est reprise d’un article d’Undercurrent, revue ultra-gauche publiée il y a quelques années à Brighton, intitulé « Pratique et idéologie dans le mouvement d’action directe », qui fait suite à la manifestation violente du 18 juin 1999 dans la City de Londres, contre l’OMC.
19 On retrouve là aussi une caractéristique de l’insurrectionnalisme futur, à savoir la tendance au catastrophisme.
20 Théorie communiste, no 17, p. 77 (2001).
21 Il y a au moins un texte qui révèle explicitement ses références deleuziennes (Mille Plateaux) sur cette toute puissance libératrice des désirs et de subjectivités désaliénées qui affirment leur propre puissance, c’est le texte de Rupture (cf. op. cit.).
22 L’article révèle l’intensité de la peur des journalistes face au mouvement contre la réforme des retraites, qui se développait à ce moment-là, en soulignant la concentration des termes à connotation négative qui sont employés d’ordinaire avec une apparente neutralité pour qualifier les conflits sociaux. Yves Calvi interroge, par exemple, un syndicaliste CGT de la raffinerie de Dunkerque : « 28 ans, père de famille avec trois enfants, vous travaillez depuis l’âge de 19 ans et donc j’imagine que vous comprenez très bien à quel point un mouvement comme le vôtre est dur à vivre pour les Français qui nous écoutent, autrement dit, je m’adresse à l’être humain et non au syndicaliste obtus, vous pouvez comprendre alors ? Alors, première question, difficulté dans les transports plus pénurie d’essence, est-ce que vous ne trouvez pas que ça fait quand même beaucoup ? » Si le fait de présenter l’apparence d’un « être humain », d’avoir 28 ans et d’être père de famille est forcément good, l’acte de bloquer est d’autant plus bad que le sujet possède les attributs qui devraient, selon la logique binaire, l’amener à vouloir circuler. http://www.acrimed.org/article3466.html.
23 Il s'agira de « constituer un ensemble de foyers de désertion » (Appel : proposition v). cf. infra.
24 Nous n’allons pas faire d’enquête pour savoir quel est le lien supposé ou réel des Tarnacois avec l’iqv, mais si leur but était celui-là, alors force est de reconnaître que l’échec est sévère ou qu’en tout cas, il est difficile de rendre complémentaire rupture et alternative.
25 Les « Commentaires déplacés » sur l'iqv dans le no 3 de la revue A corps perdu semblent faire un contresens sur ce point.

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